Fin connaisseur de son pays, Louis-José Barbançon explore sous l’angle intimiste les sentiers tortueux de l’histoire contemporaine de la Nouvelle-Calédonie — ses pages lumineuses et les autres. Il revient sur les moments fondateurs de son enfance, de sa formation et de son éveil politique. En somme, sur tout ce qui a fait de lui ce qu’il est aujourd’hui : un esprit en mouvement, un homme de conviction. Alors que, plus que jamais, le débat identitaire plane sur la société calédonienne comme une ombre, à la fois menaçante et essentielle, celui qui se qualifie d’Océanien d’origine européenne partage l’expérience d’une vie pour esquisser un chemin possible, celui du « nous ». À ses côtés pour libérer la parole intime, le journaliste Walles Kotra — qui joint également sa plume intense, précise et poétique à la réflexion.
« Louis-José, passeur d’histoires, pourfendeur de silence, force qui va… » Alice Zeniter
Extrait
Avec délicatesse, le Vieux avait écarté les plis de papier qui entouraient le mystérieux présent, puis une fois le précieux objet entièrement découvert à nos yeux étonnés, il avait dit avec solennité Regarde mon fils… C’est une orange de Canala. Et le Pays était entré dans la chambre. L’orange disait le pays. Elle disait comment les colons pour ombrager leurs caféiers avaient fait planter des pieds d’orangers. Elle disait les dos des Javanais et des Kanak courbés pour ramasser les cerises rouges au temps de la cueillette. Elle disait le séchage, le triage, les doigts agiles des femmes, l’ensachage. Elle disait la force des hommes au chargement des lourds sacs de grains au quai où accostait la pétrolette. Elle disait le chalandage qui empruntait le canal creusé par les bagnards dans les marais, passait par les Quatre-Bras et voguait jusqu’aux Trois-Frères dans la baie où mouillait le bateau du Tour de côte. Puis, les caféiers avaient entamé leur lent déclin tandis que les orangers prospéraient. Combien d’amours cachées avaient abrité leurs fraîches ombrelles ? L’arbre des colons, le fruit des tribus.
Le Vieux avait soigneusement épluché l’orange et avec cérémonie, il avait partagé le fruit en quatre, tout en commentant :
– L’orange de Canala, elle n’est pas comme les autres. Sa peau est fine, toute la place est prise par la chair et le jus. Goûtez donc.
Dès la première perle apparue sur l’écorce à peine entamée, un bouquet d’arômes familiers avait envahi la pièce. Le décor de la chambre s’était estompé puis avait disparu. Plus de papier peint verdi, plus de motifs aux tilleuls fanés, plus de tableaux aux châteaux médiévaux. Les composantes du vrai pays avaient pris place : la baie de Canala, le pic des Morts, les caféries de Negropo, l’allée des manguiers de Ouamounou, l’allée de sapins de Nèbamè, l’église aux deux clochers de Nakéty, les Quatre-Banians, la maison Millet. Alors ils ont défilé, les hautes figures des Kaké et des Gelima, le chef Nondo et ses guerriers, les vrais vainqueurs d’Ataï. Ils étaient là, ceux de l’Exposition de 1931 et les frères Mero, Calixte et Roch, le conseiller Chanene, Émile Nechero le sage, Katawi le Grand, les pères de Saint-Tarcisius, le visage revêche du père Luneau, et les vieux colons David et Féré à jamais séparés par et pour les yeux de Berthe l’insoumise. Un monde concentré dans un parfum d’agrume.
Nos doigts dégoulinants, nous mordions tous quatre avec délice dans la chair pulpeuse et au milieu de ces protestants, moi le catholique, j’avais compris mieux qu’à travers toutes mes lectures théologiques le sens du mot « communion ».
Trente-cinq ans après, je pense encore à cette belle matinée d’été parisien. Surtout quand, sentencieux, un étranger au pays m’agresse de questions qu’il veut à la fois pernicieuses et définitives : Qu’est-ce que c’est qu’un Calédonien ? Un Français, on sait. Un Kanak, on sait. Mais vous ? Comment vous définir par rapport au Kanak ? Qu’est-ce que vous avez de commun avec les Kanak ? Que pouvez-vous donc partager ensemble pour former votre soi-disant communauté de destin ?
Ce jour-là, dans une petite chambre sans âme d’un hôtel parisien de la rue Monge, les réponses étaient dans l’orange.
Extrait audio

Les auteurs
Louis-José Barbançon, enseignant et docteur en histoire, est l’auteur du Pays du non-dit (1992) réédité en 2019, éditions Humanis, Prix Popaï 2019 du Silo, et du Mémorial du bagne calédonien. Entre les chaînes et la terre, publié chez Au vent des îles en 2020 et récipiendaire de plusieurs prix (Grand Prix 2020 « Idées Les Influences » ; Prix Popaï 2020 du Silo, Trophée de la fabrication du livre 2020 – Livres Hebdo, Prix Pavie 2021 de l’Académie des sciences d’Outre-mer).
Walles Kotra est originaire de l’île de Tiga. Journaliste aujourd’hui retraité, il est l’auteur de Conversations calédoniennes, entretiens avec Jacques Lafleur (2009), d e Antoine Kombouare, paroles d’un footballeur kanak (2014) et de Nidoïsh Naisseline, de cœur à cœur (2017), ainsi que de plusieurs films documentaires. En participant à ce quatrième ouvrage d’entretiens, il poursuit son implication dans une société calédonienne en mutation et à la recherche d’un avenir respectueux de toutes les composantes du pays.
Pour se le procurer : https://auventdesiles.pf/
Pour aller plus loin : https://la1ere.franceinfo.fr/nouvellecaledonie/province-nord/kone/de-la-fracture-du-13-mai-il-restera-toujours-une-felure-estime-l-historien-et-auteur-louis-jose-barbancon-1593540.html












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