Le pays du non-dit de Louis-José Barbançon, extrait

Dans les années 50, les Kanaks sont majoritaires au sein des institutions du Pays. C’est grâce à cette majorité que tous les textes de protection sociale, retraites et autres allocations chômage, vieillesse, familiales, etc… seront votés et approuvés. C’est encore cette majorité qui crée le Fonds social de l’habitat, avec des crédits immobiliers, les lotissements sociaux de Sainte-Marie et de Logicoop.

Dans son ouvrage « Le pays du Non-Dit », Louis-José Barbançon présente des faits historiques qu’il est temps de rappeler.

Dans les années 1920 à 1940, qui restent les moins bien connues des historiens, il semble que les rapports entre Calédoniens et Kanaks suivent des mouvements d’accordéon.

Les phases d’euphorie économique les éloignent les uns des autres, les périodes de récession les rapprochent. Quand il n y a pas de travail sur les mines, on se retrouve à la pêche aux trocas ou à la chasse aux cerfs pour partager la même vie.

Les conditions changent, surtout à partir de la Seconde Guerre mondiale. Jusque-là, les jeunes broussards appelés sous les drapeaux venaient effectuer leur période de service militaire à Nouméa, puis la majorité d entre eux retournaient dans leur commune d’origine. Mais pendant toute la durée de la guerre, plusieurs classes restent mobilisées ensemble, éloignées de leur famille. Une grande partie de ces appelés prennent goût à la ville et à ses facilités. Les fiancées qu’ ils rencontrent ne souhaitent pas subir tous les inconvénients de la vie rurale. Pour eux, la brousse devient le lieu des souvenirs, celui dans lequel ils vont se retremper pendant les congés ou se ravitailler en gibier ou en crabes.

Cependant, ces considérations ne sont pas encore suffisantes pour empêcher la création, à la fin des années cinquante, de l’Union Calédonienne sous la devise : « Deux couleurs, un seul peuple », laquelle correspond à la réalité sociologique du pays et explique le succès du mouvement. Des Calédoniens, généralement de condition modeste, surtout des broussards, adhèrent rapidement et en nombre au parti à l’emblème de la croix verte. Ils participent, dès la création de l’UC, à l élection des premiers Kanaks au Conseil général puis, après la loi-cadre de Gaston Defferre, à l Assemblée territoriale et à son émanation, le Conseil des ministres. Des Kanaks conseillers, cela passe encore, mais ministres !

Le Tout-Nouméa ne s’en remet pas. Le mouvement avait été lancé au lendemain de la guerre par les pères et les pasteurs. Inquiets des progrès réalisés dans les tribus par un parti dit « communiste », ils fondent : l’UICALO, Union des Indigènes Calédoniens Amis de la Liberté dans l’Ordre pour les catholiques, et l’AICLF, Association des Indigènes Calédoniens et Loyaltiens Français, pour les protestants. Ces deux organismes sont à l’origine de l’entrée des Mélanésiens dans la vie politique. On dit « l’Union » ou « l’Association » pour les distinguer. Peu de temps après, en 1951, les Kanaks obtiennent le droit de vote évoqué par le Général de Gaulle dans son discours de Brazzaville en 1944 ; désormais, ils ne sont plus seulement des sujets que l’on peut envoyer sur le front pendant les guerres : ils sont devenus des citoyens. Depuis, dans leurs discours, ils ne cessent de rappeler qu’ ils ont dû payer l’impôt du sang à la France pour avoir droit au bulletin de vote.

De l’Union et de l’Association naît l’Union Calédonienne qui domine la vie politique du Territoire pendant plusieurs décennies. Démocratiquement, à travers l’UC, et grâce à l’apport de très nombreuses voix calédoniennes, les Kanaks sont majoritaires, mais à cette époque, on trouve tous les arguments pour ne pas appliquer la loi de la démocratie. On appelle par dérision les nouveaux conseillers : « la majorité des crayons », car on dit d eux qu ils lèvent leurs crayons comme un seul homme pour voter les textes à l’Assemblée. C’est pourtant cette majorité de Kanaks qui offre aux Calédoniens tous les textes de protection sociale, retraites et autres allocations chômage, vieillesse, familiales, etc. Juste retour de coutume pour les ouvriers Calédoniens qui venaient enfin d’arracher sur le front syndical, après des grèves mémorables, la parité des salaires pour tous les travailleurs, quelles que soient leurs origines ethniques. C’est encore cette majorité qui crée le Fonds social de l’Habitat, avec des crédits immobiliers, les lotissements sociaux de Sainte-Marie et de Logicoop.

Toutes ces délibérations et ces arrêtés sont pris contre les représentants élus de la bourgeoisie nouméenne. En fait, tout ce que les Calédoniens sont si fiers de posséder aujourd’hui, ils le doivent à leur travail, comme ils disent, mais aussi aux Kanaks, car jamais les représentants élus des gros propriétaires fonciers de Nouméa, des maisons de commerce, de la Société Le Nickel, de l’unique banque, la Banque de l’Indochine, n’auraient voté ni même proposé ces textes.

Pour la première fois, la bourgeoisie nouméenne est attaquée dans ses certitudes : l’entrée des Kanaks dans la vie politique correspond également aux premières grandes revendications syndicales, aux mariages entre petits-enfants de bagnards et de colons libres, les registres que l’on tenait avec soin dans toutes les bonnes familles pour éviter les mésalliances deviennent inutiles ; tout un monde colonial est remis en cause ; un petit-fils de bagnard devient sénateur de la République et l’on ne peut rien dire, parce qu’ il est riche ; un petit-fils d’Italien, condamné au bagne, devient député et l’on ne peut rien dire, parce que sa conduite pendant la guerre a été exemplaire. Même les Vietnamiens mêlent leurs voix à la contestation. Le fait que, dans ces années, des Vietnamiens aient osé prendre la parole, sortir du ghetto « labeur bas-salaires silence », où on les avait tenus, mérite que l’on s’y attarde.

L’épopée des Vietnamiens est un bel exemple de l’histoire coloniale de ce pays. Aux temps glorieux de l’Indochine française, on les fait venir du Tonkin munis de « contrats » de travail. Débarqués en Nouvelle-Calédonie, on oublie leurs noms, ils deviennent des matricules. Une pratique qui a longtemps subsisté. J ai retrouvé, en étudiant la liste des passagers du caboteur La Monique, dans le voyage qui devait se terminer par sa disparition, la trace d un passager vietnamien du nom de Vu Van Can. Dans les documents officiels de l’État civil, il est encore désigné sous le matricule A2129 et ce, en 1953 ! La venue de ces Tonkinois est justifiée par la fermeture du bagne et le développement des mines. Ils remplacent les forçats. Les mauvais traitements sont tels que, dès leur libération, vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, ils s’empressent de quitter le Nickel pour s’installer comme maraîchers ou boutiquiers. Leur acharnement au travail leur permet de s’en sortir. Mais, là encore, la génération suivante s’empresse, dès qu’ elle en a les moyens, de quitter le maraîchage pour le commerce, l’administration, le bâtiment, ou le Nickel, mais cette fois-ci, comme cadres ou ingénieurs. Bien entendu, tout cela ne se fait pas sans résistance. Quand les premiers Vietnamiens demandent à prendre la nationalité française, on les oblige à franciser leur nom. Ainsi N’Guyen devient Guyenne, Tran Van Travant, Van Phuc Fouques, etc. Cette pratique dure jusqu’à ce que des Vietnamiens plus jeunes s’enquièrent de sa légalité et s’aperçoivent qu’elle est le fait personnel d’un quelconque sous-chef de bureau qui est rapidement rappelé à ses obligations en la matière. Dérive coloniale bien connue qui transforme le détenteur du moindre pouvoir en potentat d’étage. Il faut tout de même préciser que ces faits se déroulent dans le cadre d un profond mouvement, dit « anti-viet », ayant pour toile de fond la guerre d’Indochine. À la fin des années cinquante, les murs de Nouméa se couvrent de slogans tels que : « Viets dehors ». Des comités « anti-viets » sont formés. On accuse les Vietnamiens de recevoir et de transmettre la propagande communiste d’Hanoï et d’être des envoyés d’Ho Chi Min. On décide alors d’organiser ce que l’on appelle pudiquement leur « rapatriement ». Plus de deux mille Vietnamiens quittent le Territoire sur un vapeur au nom chargé d’adieux : l’Eastern Queen. Demeurent sur le Territoire, principalement les catholiques et ceux originaires du sud. Ainsi est perpétrée la seule expulsion massive d’immigrés que la Nouvelle-Calédonie ait connue, et les Kanaks n’y sont pour rien. Ceci explique que les Vietnamiens sont longtemps restés proches des Kanaks et qu’en un sens, leur position dans la société locale, en ces années 1950-1960, a contribué à la prise de conscience d’une certaine « calédonitude » qui fonde le succès de l’Union Calédonienne. Le boom du nickel des années soixante-dix balaie tout ce fragile mais réel équilibre, et creuse, entre Kanaks et Calédoniens, un écart durable et profond. L’arrivée d une population nouvelle, nombreuse et active, bouleverse les rapports établis. Du point de vue économique, la reprise de l’activité minière, à un niveau jusque-là jamais atteint, provoque un afflux de sommes considérables, mises à la portée de ceux qui se mettent au travail.

Une nouvelle relation s’établit entre les Calédoniens et l’argent. J’effectuais à cette époque mes études, mais j’avais remarqué, en revenant en vacances, l’importance que tenait l’argent dans les conversations, même les plus anodines. Je me souviens avoir écrit dans mes notes : « Avant, quand on revenait de la pêche et qu’elle avait été bonne, on entendait : tu connais, on a fait un sac à sucre de becs-de-cane! puis la phrase était devenue : tu connais, on a fait cinquante kilos de becs-de-cane à 120 francs (CFP) le kilo, ça fait 6000 balles.»

L’idéal est de réussir « un coup de mine ». Aussi bien pour le chauffeur de camion qui s’épuise à faire en un jour le plus de voyages possibles, parce qu’il est payé à la tonne/kilométrique, que pour le patron désigné ici sous le nom de « petit-mineur », en opposition au gros mineur, la toute-puissante Société Le Nickel. Décrocher un contrat de livraison de minerai avec un fondeur japonais, avoir une concession, si possible à forte teneur en nickel, avec un roulage réduit, pour charger en un minimum de temps le minéralier nippon, a valeur d’exploit.

Le mirage du petit-mineur qui fait fortune tout seul, sans instruction, n’a pas fini de fasciner les imaginations. On lui accorde un crédit souvent plus grand qu’à celui qui a réussi grâce à un labeur quotidien. Il est entouré de l’aura de celui qui possède le flair, qui a trouvé le filon, qui a déposé le bon permis sur la bonne concession. Ceci explique, en partie, le succès du député, héritier de son père petit mineur.

Les Kanaks, dans leur grande majorité, ne participent pas au boom. Ils partent trop tard et de trop loin. De même que les Métropolitains récemment débarqués savent s’enrichir bien plus rapidement que les Calédoniens, ils sont venus dans ce but, avec un esprit plus mercantile. Les Calédoniens savent saisir, mieux que les Kanaks, les possibilités qui s’offrent à eux. Quand, à la fin des années soixante, la crise arrive, deux phénomènes vont se conjuguer : premièrement, l’assistance et les interventions financières de la Métropole, plus particulièrement grâce aux traitements d’une fonction publique pléthorique, permettent de pallier certains effets dévastateurs et de ne pas remettre en cause, comme auparavant, le développement social, scolaire, culturel ou médical ; deuxièmement, entre Kanaks et Calédoniens, un fossé important se creuse, les seconds ayant su profiter des avantages sociaux et des possibilités de crédit qui n’existaient pas auparavant. Pour la première fois, le retour du soufflet de l’accordéon ne se fait pas. À ces considérations économiques, il faut ajouter la transformation des rapports politiques. Avec l’inscription de nouveaux électeurs sur les listes électorales, les Kanaks se retrouvent minoritaires dans leur propre pays. C’est comme si on leur avait retiré le droit de voter, qu’ils estiment avoir chèrement conquis. Non seulement ils ne détiennent pas le pouvoir économique ni les emplois de décisions dans l’administration, ce qu’ils peuvent admettre au regard de leur récente entrée dans la modernité, mais on leur enlève le seul pouvoir qu’’ils aient jamais eu : le pouvoir politique.

C’est à cette époque, qu’à la grande déception des Kanaks, les Calédoniens et parmi eux, les Nouméens en premier lieu, s’éloignent d’eux. Une fois installés dans leur maison, acquis leur terrain avec pelouse et acheté leur bateau pour le coup de pêche du week-end, ils se jettent dans les bras de ceux qui leur ont toujours tout refusé, comme si ces derniers avaient toujours incarné le but à atteindre. Le signe de la réussite est d’être admis dans les clubs de service. Par ordre préférentiel, le Lion’s, le Rotary et le Kiwanis. Là, en fréquentant ce qu’ils considèrent être le « beau monde », ils ont l’impression d’être « arrivés ». Ils renient tout, les chapeaux de paille, les boulets aux pieds, les matricules, les coups de nerfs de bœuf, les Kanaks et le fait d’avoir appartenu à l’Union Calédonienne. On peut alors entendre des phrases comme : « Tu comprends, moi j’ai toujours été UC, jusqu’au jour où les Kanaks ont voulu commander ! ».

La majorité kanak à l’Assemblée a fait sauter les verrous qui sclérosaient la société calédonienne, ceux qui empêchaient leurs parents et leurs grands-parents, qui ont pourtant travaillé autant qu’eux, de s’en sortir. Mais, sur une terre de bagne, la tentation de devenir porte-clés existe toujours ; alors on rejoint les rangs de ceux qui détiennent les clés, en oubliant ceux qui ont forcé l’ouverture des portes. Quand les Kanaks formulent leur revendication, ils retrouvent en face d’eux ceux à qui ils ont tout offert et qui font semblant de ne plus s’en souvenir. De ces années date l’emploi du mot Caldoche. Les mentalités ont évolué et, avec elles, tout un mode de vie. Avant le boom, fermer sa maison quand on partait de chez soi ne se faisait pas ; cela aurait pu signifier que l’on ne faisait pas confiance aux voisins, que l’on connaissait depuis toujours. Les vols, à Nouméa, étaient rares et personne ne fermait sa voiture à clé.

Même si on n’en parlait jamais, le poids du bagne était là, il fallait prouver que dans ce pays il n’y avait plus de voleurs, que les gens avaient payé leur dette à la société et qu’ils étaient libres. Ces démonstrations d’honnêteté s’adressaient d abord aux Métropolitains, à ceux qui faisaient peser le plus de suspicion sur le passé des Calédoniens. Le boom apportait, certes, plus d’aisance, mais aussi des immeubles en forme de tours dont la construction, contre la volonté de tous les élus locaux pour une fois unis, allait endetter la Société immobilière et de crédit de la Nouvelle-Calédonie et bloquer les crédits au développement pour plusieurs années. Des transistors, des chaînes stéréo et des télévisions se répandent alors dans les maisons et les appartements. Maintenant, il y a quelque chose à voler ; il y a ceux qui n’ont rien et ceux qui possèdent ; de plus, les objets convoités sont destinés au plaisir, à la distraction ; ils sont plus petits, donc plus faciles à enlever, ce qui n’était pas le cas avec les premiers achats de l’après-guerre : réfrigérateurs, machines à laver, cuisinières. L’agglomération de Nouméa s’agrandit considérablement, atteignant la superficie des vingt arrondissements de Paris. Des parcmètres fleurissent, des quartiers nouveaux surgissent là où n’existaient dans mon enfance que des marécages et des collines à niaoulis, Ouémo, Rivière-Salée, Tindu, Saint-Quentin, Koutio, Auteuil. Il y a désormais Nouméa et le Grand Nouméa, avec ses communes-dortoirs et tous les problèmes liés à l’urbanisation trop rapide : le manque d animation, l’insécurité, la formation atavique des premiers ghettos : Montravel, la Base-Vie. À l’étalement de la ville correspond l’étalage des différences, sources de la délinquance et de la revendication. Les élèves Kanaks des Îles et de l’Intérieur, qui sont obligés de venir faire leurs études secondaires à Nouméa où se trouve le seul lycée du Territoire, commencent à rester entre eux à l’internat le week-end ; auparavant ils partageaient ces journées avec les jeunes Calédoniens, mais ces derniers possèdent maintenant des mobylettes avec lesquelles ils peuvent se rendre à la plage, un peu plus d’argent de poche, qui leur permet d’aller au cinéma ou de prendre le bus pour rentrer chez eux. Avec l’acquisition des richesses matérielles, ils perdent leur plus grande richesse, celle d’avoir des souvenirs en commun à partager avec des jeunes Kanaks. Pendant ce temps, leurs aînés commencent à subir les premiers effets de la prise du pouvoir de nouveaux maîtres ; car c’est bien de maîtres qu’il s’agit. Ils ne s en rendent pas vraiment compte ou font semblant de ne pas s’en apercevoir, préférant la fascination qu’exerce sur eux le miroir aux alouettes de la fréquentation des « grands », plutôt que le compagnonnage désormais encombrant de leurs anciens camarades Kanaks. Ces derniers s’aperçoivent alors, avec beaucoup d’amertume, qu’une grande partie des Caldoches qui votaient pour l’Union calédonienne ne le faisaient que par opportunisme, parce que c’était le parti majoritaire. Si la revendication d’indépendance ne date pas de cette période, du moins trouve-t-elle, dans la frustration du monde kanak, les ferments et les levains nécessaires à son épanouissement.

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