En français, la notion de personne est d’abord un terme juridique puis moral voire religieux. Par exemple, l’esclave n’était pas considéré comme une personne. Cette notion confère à l’individu une place dans la société en fonction de son statut qui lui donne des droits et des devoirs. Il est « UN » et seul responsable devant le tribunal des hommes ou du dieu chrétien.
Ce concept n’existe pas à l’identique dans les langues kanak. Les mots (atr en drehu, ngom en nengone, kamo en ajië, etc.) désignent plutôt l’être humain indépendamment de la socialisation. En ce sens, le nom patronymique donné en langue kanak au sujet lie d’abord celui-ci à son clan et à sa terre. Il traduit l’histoire de son clan dans le cycle intergénérationnel dans l’espace et le temps.
La notion de « personne » n’est envisageable qu’au sein d’une communauté. Le sujet est parfaitement individualisé au sein de celle-ci qui accorde une grande place à la généalogie. Pour autant, l’action de chacun, qui lui confère prestige ou honte, engage aussi l’intégralité de la communauté. C’est la raison pour laquelle la personne est à la fois parfaitement individualisée et peut obéir à des stratégies personnelles et en même temps ne peut être individualiste au sens où ses actes ont toujours des effets sur l’ensemble du réseau visible et invisible.
Eléments constitutifs d’une identité
L’individu kanak est pensé comme fondamentalement pluriel : dans ses veines coule le sang de la mère et de l’ancêtre utérin et par son nom, il est rattaché viscéralement à la terre de son père. Chaque kanak a son nom personnel qui figure sur le registre coutumier. Ce nom comporte trois éléments constitutifs :
– le premier est le nom patronymique de l’enfant. L’enfant porte le nom de son père et de son clan,
– le second est le nom chrétien qui est en réalité un prénom puisé souvent dans les Evangiles qui reflète ainsi la christianisation du monde kanak,
– la dernière partie est le prénom kanak dit usuellement « prénom en langue » qui peut reprendre le nom patronymique. Souvent l’enfant porte le prénom de son grand-père/sa grand-mère du côté paternel. Mais pour donner le prénom de l’ancêtre, il convient d’obtenir l’autorisation préalable de l’aîné ou des anciens du clan.
Le statut de droit civil coutumier s’obtient du père en référence à son clan et de la mère en relation avec son oncle maternel. Chaque individu se détermine par rapport à son clan paternel et à son clan maternel. L’enfant, à la naissance, reçoit le souffle de la vie de son oncle maternel. Il intègre également l’esprit de l’ancêtre avant de recevoir par la suite du clan paternel ou maternel son nom. Le cycle naturel de la vie lie l’individu à son ancêtre-esprit, à un espace et à un environnement.
L’appartenance et la relation sont des données fondamentales de la personne Kanak qui est toujours identifiée à partir de son groupe social. Chaque personne est toujours au centre de deux systèmes relationnels, paternel et maternel, mais elle appartient au seul clan qui lui a donné son nom puis, pour les femmes, à celui de leur mari. Le clan regroupe toutes les lignées qui se revendiquent d’un ancêtre-esprit commun. Le discours sur le mythe clanique situe le moment dans l’espace où est apparu l’Ancêtre.
Cycle de vie
L’identité propre d’un clan et des entités (visibles et invisibles) qui le composent est fondée sur le rapport qui les lie à l’ancêtre-esprit et à son tertre. Les étapes de ce cycle sont la conception de l’enfant et la gestation (grossesse), dans le monde de l’obscurité ou domaine des ancêtres, puis la naissance ou irruption à la lumière du jour, synonyme de réincarnation, ensuite son adolescence, sa vie d’adulte et sa vieillesse avec le dépérissement du corps et la préparation de l’esprit à poursuivre le cycle continu de la vie.
Avant la naissance, l’entité appartient à un espace obscur et fécond (sous-marin, souterrain) partagé par les ancêtres et la puissance de vie des femmes. Le premier cri de l’entité (tabö en nêlêmwa, tipwö-èwa en cémuhî, hnapo en nengone) marque son arrivée dans l’espace visible et lumineux de la communauté. Le petit enfant ne quittera que progressivement l’espace ancestral d’où il vient.
C’est la raison pour laquelle, dans les premiers mois, son regard n’est pas tout de suite ajusté aux objets du réel visible et qu’il vocalise dans une langue non comprise.
Le cycle se poursuit ensuite : les langues kanak marquent les différentes étapes en insistant sur des critères sociologiques plutôt que biologiques. Par exemple, en drehu, medreng « nouveau-né », nekönatr « enfant », thöth « adolescent », thupëtresij « adulte », nyipi atr « adulte confirmé », qatr « vieux ».
La traduction en français peut induire en erreur : par exemple, le statut de l’individu peut le ranger dans la catégorie des vieux même s’il est moins âgé qu’une personne qui va se marier et qui sera rangé dans la catégorie des jeunes adultes.
Il convient donc de rattacher chaque étape de la vie moins à l’âge biologique qu’au statut de la personne. Un lien très fort existe entre le medreng « nouveau-né (drehu) » et le qatr « ancien » (drehu) le tout petit pouvant être appelé grand-père. En effet, tous les deux partagent un rapport de proximité avec le monde ancestral.
Après son décès dans le monde visible, l’entité, après des rites spécifiques, est promue au titre d’ancêtre et rejoint l’espace premier obscur et fécond.
Le sang et le sacré
Le sang est sacré parce que c’est par lui que le lien à l’ancêtre et au monde obscur et fécond est maintenu. Le sang qui coule dans les veines d’un individu, provient de l’oncle maternel à qui il confère la responsabilité de le suivre et de veiller sur son parcours de la naissance à la mort.
L’oncle maternel a des obligations vis-à-vis de son neveu mais surtout le clan paternel a une dette envers le clan maternel.
Le sang est porteur d’un pouvoir de sacralité. C’est au nom de cette sacralité qu’un certain nombres d’interdits seront portés sur les femmes (menstruation, femme enceinte) afin de protéger les hommes d’un pouvoir qui est premier. L’ancêtre est né d’une femme.
Il existe deux pôles de sacralité, celui qui touche le mort et le pouvoir des morts et celui qui concerne le sang et le pouvoir de vie des femmes.
Le chef
On utilise le terme de « chef » par emprunt et par abus de langage. Dans les cultures kanak, il n’y a pas une tête (le mot « chef » est la dérivation étymologique du mot caput « tête » en latin) qui commande verticalement aux jambes, il y a un dihâ « poteau central » (cèmuhî) qui ne tiendrait pas sans le soutien des amo « poteaux de la circonférence » (cèmuhî) : le pouvoir est circulaire et relève de l’interdépendance.
Le chef était souvent un étranger accueilli garant de la cohésion sociale mais ne disposait pas d’autorité réelle qui appartenait aux maîtres de la terre.
Ce sont les Européens qui vont importer involontairement leur propre conception du chef en conférant à leurs interlocuteurs un statut qu’ils n’avaient pas auparavant et qui avait été peu contesté par les intéressés à partir du moment où ils étaient rémunérés.
Source : Guide pour l’enseignement des éléments fondamentaux de la culture kanak
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