Bozusë,
Ce numéro 208 est exceptionnel. Il rend hommage à deux grandes figures qui ont marqué la commune agricole de Voh. France Debien plus familièrement connu sous le sobriquet Poupoune et Mme Jeanne Couthy de la tribu de Tiéta. Ils sont partis dans le monde des aïeuls. Jeanne a été enterrée sur sa terre pas loin de la maison. Quant au vieux, il se repose dans le caveau familial du village de Voh. Ils ont tous deux bien rempli cette vie. De bonne mort, disons-nous. Et pour accompagner le taximan de Voh, Maselo, je publie deux textes en leur hommage. Pour M. France Debien, le texte est de son petit-fils. L’autre pour Mme Jeanne est de moi-même.
Bonne lecture à vous de la vallée où il fait de plus en plus froid. Très froid. Je vous jure. Wws.
Dans la petite voiture de Maselo
Dans le taxi de Maselo, deux femmes se rencontrent. Roanita et Julie. Roanita a couché avec le mari de Julie. L’une interpelle l’autre. Maselo joue la médiation. Le taxi de Maselo file dans la nuit. À l’arrière, Roanita et Julie se scrutent en silence, une tension palpable remplissant l’habitacle. Finalement, Julie rompt le silence :
— Alors, c’est toi. Celle qui a partagé mon mari.
Roanita serre son sac contre elle, cherchant ses mots. Elle inspire profondément.
— Je ne voulais pas te blesser… Ce n’était pas censé arriver comme ça.
Julie laisse échapper un rire amer.
— “Pas censé arriver” ? Tu crois que ça change quoi pour moi ? Pour ma famille ?
Maselo, les mains bien accrochées au volant, jette un coup d’œil dans le rétroviseur.
— Mesdames, ce taxi n’est pas un ring de boxe. Parlez, mais sans déchirer le ciel.
Roanita baisse la tête.
— Je suis désolée.
Julie secoue la tête, un mélange de colère et de tristesse.
— Désolée ? Est-ce que ça efface les nuits à attendre ? Les mensonges ?
Maselo intervient doucement.
— Peut-être que ce trajet peut être un moment pour comprendre, pas seulement pour accuser.
Julie croise les bras.
— Comprendre quoi ? Que la trahison fait mal ?
Roanita murmure :
— Que je ne voulais pas te voler quoi que ce soit…
Maselo ralentit jusqu’à s’arrêter pour éviter un chien qui traverse la route.
— Rien ne sera effacé ce soir, mais peut-être qu’on peut au moins poser les armes.
Un silence s’installe. Le taxi reprend sa route, transportant les éclats d’un cœur brisé et les regrets qu’aucun voyage ne pourra effacer.
Poupoune de Samuel Vanmai
Mesdames, Messieurs,
Aujourd’hui, je prends la parole avec émotion pour honorer la mémoire de mon grand-père, France Franklin Winston Joseph Debien, que beaucoup connaissaient sous le nom de Poupoune.
Je me souviens d’un jour marquant de mon enfance. J’avais trois ans. Il m’avait emmené faire du quad sur la propriété pour aller voir les vaches. Le quad s’est retourné. Il a eu le réflexe de me jeter hors de danger, recevant le choc sur la jambe. Il m’a ensuite reconduit auprès de ma mère, la jambe en sang, sans broncher. Cet épisode illustre parfaitement l’homme qu’il était pour moi : brave, protecteur et endurant. Un homme dur comme le Nord, un lion… avec un chat dans la gorge.
Travailleur infatigable, il était une source d’inspiration pour nous tous. Même lorsque sa santé le trahissait, même lorsque ses genoux le faisaient souffrir, il continuait à monter sur son giro pour entretenir ses terres, sans jamais y mettre un seul engrais ni pesticide.
Il y avait chez lui une certaine intransigeance, notamment lorsqu’une vache s’éloignait du troupeau ou qu’on n’arrivait pas à la ramener. Dans ces moments-là, on avait droit à son légendaire : « Kulé d’gosse, pique-moi ça ! »
Mais cette rigueur, et parfois cette sévérité, on la comprenait parce qu’il se l’appliquait à lui-même.
Derrière ce tempérament fort, il y avait aussi un homme d’esprit, qui aimait faire des blagues, qui voulait impressionner, faire sourire. Il avait ce goût du spectacle – c’était sa marque de fabrique, au PouPoune.
Beaucoup connaissaient Poupoune, mais rares sont ceux qui pouvaient dire connaître véritablement France Debien.
Il y avait en lui une pudeur tenace, qui contrastait avec son charisme naturel. Parler de ses sentiments, de sa vie intérieure, lui coûtait sans doute plus que toutes les rentrées de bétail. Il préférait les gestes aux mots, les cadeaux aux confidences intimes. Il était, en fin de compte, aussi mystérieux que les eaux de la Témala.
Il restera dans les mémoires comme un homme de deux grandes passions : l’élevage et la politique. Deux chemins que, sans les avoir imposés, ses enfants ont empruntés. Johan a pris soin de la terre, et Cynthia s’est tournée vers l’action publique. À travers eux, et à travers nous, ses petits-enfants, son héritage se poursuit : nous continuons à servir cette terre et cette communauté avec l’engagement et la ténacité qu’il nous a transmis.
Ce lion, après avoir rugi toute sa vie face à la mort, a poussé son dernier grognement.
Il a vécu pleinement l’aventure qu’il souhaitait pour lui :
Il a aimé à sa manière,
Il a travaillé jusqu’au bout sur sa terre,
Et laisse un héritage dont tout le monde peut être fier.
C’est comme ça qu’on fait chez nous, à Témala.
Aujourd’hui, nous lui rendons hommage. Non seulement pour ce qu’il a accompli, mais surtout pour ce qu’il nous a laissé : la force, l’humour, la dignité, et cette profonde fidélité à ses valeurs.
Jeanne
Je voulais rendre hommage à Jeanne, une femme dont la vie incarnait l’esprit même de l’agriculture, cette passion qui ne faillit jamais, peu importe les obstacles. Dans sa vie, elle était tout simplement une agricultrice dans l’âme, une véritable fille de la terre. Chaque matin, dès l’aube, elle se levait avec la même détermination, prête à s’investir dans son lopin de terre. Son amour pour la culture et la nature était évident, et elle passait ses journées à cultiver des ignames, des légumes variés, des feuilles de chou kanak, des choux de Chine, des brèdes de morelle, ainsi que d’autres tubercules. Son jardin était son royaume, un endroit où elle trouvait la paix et la satisfaction du travail bien fait.
Malgré la dureté du métier, Jeanne ne se plaignait jamais. Elle trouvait dans la terre une source d’énergie, une raison de se lever chaque matin avec espoir et détermination. Son mari, quant à lui, passait le plus clair de son temps à boire et ne venait guère l’aider dans ses efforts. Pourtant, cela ne la décourageait pas. Elle poursuivait ses travaux, seule ou avec ses petits-enfants, mais toujours fidèle à sa passion. Pendant que Jeanne travaillait dans son champ, les jeunes hommes de la tribu misaient sur la modernité et la promesse d’un avenir meilleur dans l’usine du Nord, qui s’était ouverte dix années durant, avant de fermer ses portes soudainement.
Ces jeunes, après avoir tenté leur chance dans l’industrie, avaient fini par revenir à une vie plus simple, plus authentique : celle de la terre et de ses bienfaits. Jeanne, elle, n’avait jamais abandonné. Son amour pour la terre était inaltérable, comme une flamme qui ne s’éteint pas. Elle continuait à labourer, à semer, à arroser, animée par cette sève qui lui donnait la force de se lever chaque matin. Son visage portait les marques du soleil, mais son regard brillait d’une détermination tranquille. Elle représentait cette force de la nature, cette conviction que la terre ne trahit jamais, et que, même face à l’adversité, il faut continuer à cultiver avec amour et patience.
Sa vie était une leçon de persévérance, un témoignage silencieux de l’attachement à ses racines. Jeanne incarnait la femme qui, malgré tout, reste fidèle à ses valeurs, à sa terre, à sa culture. Son histoire rappelle que, parfois, le vrai progrès ne se mesure pas seulement en industries ou en modernité, mais aussi dans la capacité à préserver et à chérir ce qui fait notre identité. Jeanne, agricultrice de cœur, restera à jamais une source d’inspiration pour tous ceux qui croient en la force du travail et de la passion. Adieux Jeanne, respect.
copyright photo : David Blancher












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