Nuelasin n°176 – 31 mai 2024

Bozusë,

C’est normalement la dernière semaine de cours avant les vacances de deux semaines. L’actualité du pays a donné une issue autre. En tout, trois semaines chômées. Question : Ce n’est même pas la peine de la poser de comment on va rattraper ça parce qu’on ne rattrapera rien du tout. Certains de nos élèves sont dans les barrages. Je me pose plutôt la question de comment on va redémarrer le second trimestre.

Au collège de Tiéta mais aussi dans d’autres établissements scolaires, les conseils des classes ont dû être faits par visio, ou par échanges de courriels. Notre cas. Ce sont les aléas de la vie. A travers Nuelasin, j’exprime ma sympathie aux chefs des autres établissements scolaires du pays qui ont subi des dommages lors des événements qui ont secoué le pays.

Une pensée aux familles océaniennes qui ont dû quitter précipitamment le caillou vers leurs pays d’origine. J’exprime aussi mon humanité aux peuples de Papouasie Nouvelle-Guinée, frappés par des glissements de terrain. Un regard encore vers d’autres peuples du monde opprimés qu’on ne voit pas mais que nous portons dans le cœur.

Ce numéro est un peu plus long que d’habitude, non à cause de mon texte mais à cause de la mise en page du texte de Prévert ; Rappelle-toi Barbara. Sous couvert d’une histoire d’amour, il dénonce la guerre. Subtil !

Le texte qui suit est celui d’un de nos élèves que j’ai publié dans notre journal du CDT, Vetchaong. J’ai voulu le partager avec vous, lecteurs de Nuelasin.

Info dernière : vacances oblige, on se revoit à la semaine de la rentrée. A dans plus de quinze jours donc et bonne lecture à vous. Wws

Douleur, ô douleur.

La douleur ne s’efface pas. Dans ma famille, nous sommes souvent tristes mais nous essayons toujours de faire comme tout le monde, c’est-à-dire de cacher notre douleur. A chaque fois qu’on rencontre des gens on rit, on plaisante pour oublier mais cela ne suffit pas. J’ai vu mon père pleurer et cela me marque beaucoup. C’était pendant l’enterrement de son oncle, c’est-à-dire le frère de son père. Nous tous, la famille étions très profondément touchés surtout que maintenant nous vivons sous le toit du défunt disparu. Une autre fois, c’était quand notre grand-père était tombé gravement malade. Mon père pleurait tous les jours et il est même allé dire au grand-père de se battre contre la maladie et de tenir. Au fond, il ne voulait pas que son père meure. Le grand-père a tenu un mois, après il est parti. Mon père et toute la famille pleuraient. Avant le départ de notre aïeul, celui-ci nous a légué tous ses biens et cela nous a beaucoup touché. Après l’enterrement, seulement quelques temps, papa s’est remis à boire. Pas tout le temps mais assez régulièrement. Il pleurait toujours dans sa soulographie en évoquant le nom de grand-père. Cela fait beaucoup de peine à la famille parce que papa boit jusqu’à ne plus tenir debout. A son réveil, la douleur de la disparition de notre grand-père reprend le dessus. Nous tous, essayons de le soutenir et nous continuons aussi de ne pas faire ressortir notre souffrance devant les gens mais il est très difficile de vivre comme cela.

Aelan

Les denrées alimentaires

Les denrées alimentaires se font plutôt rares. Y compris la nourriture des animaux. Nous avons habitué nos chats à manger des croquettes mais depuis la crise, on n’en trouve plus dans les rayons des magasins. Nos félidés sont alors devenus de bons chasseurs. A croire qu’ils ont retrouvé leur instinct véritable. Depuis la semaine dernière, un peu partout dans notre cour des peaux de rat et des plumes d’oiseau poussées par le vent, traînaient ça et là. Et en ce moment même, en dessous du canapé, me faisant face gît un gros rat. Entier. Mort. Les chats ne l’ont pas encore entamé. Je vois même le plus petit des chats en train de jouer avec son cadavre. Plus loin sur la caisse d’affaires d’école, un merle des Moluques est étalé. Il respire encore mais d’ici peu, il va rendre l’âme. La vie n’est pas tendre. Elle est même cruelle et sauvage à la regarder de plus près. Je vous jure !

Mardi 28 mai

En ce moment, le pain manque. Il n’y a plus rien à Voh ni dans les rayons de tous les magasins de la zone VKP. Tous les matins, Elisa et les filles font des crêpes et des petits gâteaux que je commence à ne plus aimer. C’est tout le temps la même chose. Hier, notre maman est allée à Koné pour mettre 3000 FRF d’essence dans la subaru après une file d’attente de plus d’une heure. Elle a profité d’acheter un baril de Sao, le genre biscuits qu’on avait mangés quand on était petits mais que je n’ai jamais aimé parce que trop durs à croquer. Ce n’est pas à mon âge que je vais aimer ça.

Ce soir c’est la soupe. Je sais que ma fille fait bien la cuisine. Je vais donc manger à ma faim. À 12h, je revenais du collège pour manger des restes de pâtes et de saucisses. La chose, que je déteste en temps normal. Au sortir de la cuisine, j’ai alors ramassé une banane pas bien mûre dans un panier de feuilles de cocotier et l’autre trop mûre, voire pourrie. Elle traînait sur le muret de notre préau. Je n’ai pas fait le difficile. Je les ai mangées mais je sens que j’ai encore faim. Cette faim exquise qui te fait bien sentir les crampes de la panse. Mais je me retiens en attendant le dîner. Patiemment. Comme un bon père de famille (« c’est pas vous ça ? ») Il me suffit alors de penser aux autres hommes comme moi dans d’autres familles dans d’autres foyers à la tribu. J’ai conscience que je suis en train de souffrir des mêmes souffrances. Les horreurs, les gens de par le monde dans leur quotidien d’un jour normal les subissaient. So, I don’t have to disturb the silence!

Alors que je mets par écrit ces quelques notes comme à mon habitude, me parviennent au même moment les cris des enfants de la tribu. Ils sont en train de jouer au cricket avec Elisa et les autres mamans. Une organisation pendant les semaines de cours s’est mise en place. A partir de 14h00, le rendez-vous est donné. Activités : tressage et cricket. Et cela jusqu’à la tombée du jour. Demain, ils ne tresseront plus parce qu’il n’y a plus de feuilles de cocotier à tresser. Par contre, tout le monde jouera au cricket. Les jeunes contre les mamans.

Quant à moi je serai toujours au collège pour faire acte de présence et continuer le travail que j’ai commencé aujourd’hui. Nous avons mis en place la continuité pédagogique et la formule papier pour envoyer aux parents des élèves de la région de Voh uniquement. Dans le courant de l’après-midi un élu municipal était passé au collège pour les récupérer et les acheminer dans chaque tribu respective et au village. Je profite aussi pour dire aux parents qui me lisent qu’ils peuvent consulter Pronote parce qu’il y a des profs qui mettent des devoirs dans l’application. Je signale que nous avons toujours du mal à stabiliser Pronote à cause de la couverture d’Internet, me semble-t-il. Ce n’est donc pas tout le monde qui peut avoir accès à cet outil. Je ne sais pas si je pourrais remettre le devoir formule papier pour la semaine des vacances. Il n’y a plus de carburant dans la zone. Je sais qu’aujourd’hui monsieur Yvon a marché de chez lui jusqu’au collège et moi je ne vais plus avoir de carburant d’ici peu.

Proposition : Une maman me demandait si on pouvait faire une intervention à la maison commune de la tribu pour expliquer à nos jeunes la situation que vit actuellement le pays. Je lui ai répondu que la proposition est bien mais qu’il serait mieux de passer par la chefferie avec un intervenant qui soit autre qu’un enseignant. L’auditoire des enfants primaire/collège, écoutera un autre son de cloche.

Jeudi 30 mai

J’arrive du collège et je vois ma fille aussi arriver en portant les battes de cricket dans un sac. Les jeunes viennent de terminer leur partie, commencée depuis 14h00. Elisa me racontait quand elle était allée au collège pour me chercher que les enfants de plus en plus prennent plaisir à jouer à ce jeu. Une révolution à la tribu, on va dire parce que je ne vois plus personne jouer au foot. Jarim, un jeune au gabarit imposant du collège, il doit être en 6ème ou 5ème détient le record. En une seule tapée, il a obtenu 51 points. C’est la bête en ce moment qu’il faut abattre et je vois que les autres garçons mais aussi des jeunes joueuses de son âge veulent le dessaisir de son record. Affaire à suivre !

Dans la petite voiture de Maselo

  • Allo, je vais devoir vous laisser, j’ai une course. (Il raccroche) Bonjour Mme Justine. Qu’est-ce qui vous amène ?
  • M. Maselo, cela fait un bail. Mais je ne vous ai pas oublié. Je vais à Témala. Je dois aller rendre visite à la nièce. Que voulez-vous, le monde exige toujours plus.
  • Comment ça ?
  • La famille veut que j’aille voir Utë, rappelez-vous, pour qu’elle revienne à la maison.
  • Mais cela fait un bail qu’elle a quitté son mari. Elle a même des enfants avec celui avec qui elle vit aujourd’hui.
  • Plus d’une dizaine d’années. Oui, mais elle n’est pas divorcée. A chaque fois que la famille et son mari lui demandent de signer les papiers de divorce, elle refuse. Force est de constater que la madame vit ici mais quand elle a besoin de pièces elle connaît la route pour aller chez le mari… Pfff !
  • Si je vous comprends, vous allez lui forcer la main pour signer les papiers de divorce…
  • Ah M. Maselo. Les femmes d’aujourd’hui… (Elle expire fortement) Vous êtes bien le plus heureux.

Barbara

Rappelle-toi Barbara

Il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là

Et tu marchais souriante

Épanouie ravie ruisselante

Sous la pluie Rappelle-toi

Barbara

Il pleuvait sans cesse sur Brest

Et je t’ai croisée rue de Siam

Tu souriais

Et moi je souriais de même

Rappelle-toi

Barbara

Toi que je ne connaissais pas

Toi qui ne me connaissais pas

Rappelle-toi

Rappelle-toi quand même ce jour-là

N’oublie pas

Un homme sous un porche s’abritait

Et il a crié ton nom

Barbara

Et tu as couru vers lui sous la pluie

Ruisselante ravie épanouie

Et tu t’es jetée dans ses bras

Rappelle-toi cela

Barbara

Et ne m’en veux pas si je te tutoie

Je dis tu à tous ceux que j’aime

Même si je ne les ai vus qu’une seule fois

Je dis tu à tous ceux qui s’aiment

Même si je ne les connais pas

Rappelle-toi

Barbara

N’oublie pas

Cette pluie sage et heureuse

Sur ton visage heureux

Sur cette ville heureuse

Cette pluie sur la mer

Sur l’arsenal

Sur le bateau d’Ouessant

Oh Barbara

Quelle connerie la guerre

Qu’es-tu devenue maintenant

Sous cette pluie de fer

De feu d’acier de sang

Et celui qui te serrait dans ses bras

Amoureusement

Est-il mort disparu ou bien encore vivant

Oh Barbara

Il pleut sans cesse sur Brest

Comme il pleuvait avant

Mais ce n’est plus pareil et tout est abîmé

C’est une pluie de deuil terrible et désolée

Ce n’est même plus l’orage

De fer d’acier de sang

Tout simplement des nuages

Qui crèvent comme des chiens

Des chiens qui disparaissent

Au fil de l’eau sur Brest

Et vont pourrir au loin

Au loin très loin de Brest

Dont il ne reste rien.

— Jacques Prévert (1900-1977)
Paroles

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