Le rire de la résistance Kanak

Extrait de « Le Pays du Non-Dit » de Louis-José Barbançon (1992)


« À Alain Rollat du « Monde », qui me demandait ce qui m’a le plus marqué chez les Kanak dans leur lutte pour l’indépendance, je répondis sans hésiter et à son étonnement : Le Rire.

Quand je lis des ouvrages de sociologie ou d’ethnologie sur la Nouvelle-Calédonie, je ne trouve rien sur le rire. Peut-être chez ces scientifiques là, ne rit-on pas, est-on sérieux. Je me demande souvent si on voit les mêmes Kanak ; en ce qui me concerne, je n’ai jamais réussi à passer une journée avec des Kanak, même pendant les heures les plus graves, sans rire. Il y a toujours quelqu’un pour rappeler une anecdote ou pour se moquer d’une personne qui rentre ou qui sort, pour tenter un jeu de mots ou une feinte. Je ne parviens pas à dissocier la culture kanak du rire kanak. Jeunes ou vieux, hommes ou femmes, garçons ou filles, il n’y a pas d’âge, ni de lieu, ni de temps, ni de sujets précis, pour rire. On rit de tout. Que l’on soit indépendantiste ou pas, on rit, et souvent on rit ensemble, des Blancs bien sûr, mais aussi les uns à propos des autres. On s’assoit dans un coin, on papote et, quelques minutes plus tard, on peut entendre le rire caché, les visages tournés sur le côté, les yeux baissés, la paume de la main abritant les lèvres grandes ouvertes.

Qui n’a jamais entendu le rire de Jean-Marie Tjibaou, ou celui de Parawi Reybas ne peut pas comprendre ce que le rire peut représenter chez les Kanak. Je crois que la revendication ne peut pas se concevoir sans sa dimension ludique.

Parce que dans leurs plaisanteries, les Blancs se moquent souvent des Kanak, ils imaginent mal que les Kanak en font autant de leur côté. Quant aux responsables politiques anti-indépendantistes, ils ne se préoccupent jamais du rire des Kanak. Ils portent leurs efforts de propagande contre l’indépendance, dans des domaines qui leur semblent plus sérieux et donc plus dangereux.

[…] En ce début de l’année 1988, l’apartheid des esprits est tel que rien ne me semble pouvoir évoluer. Lorsque je confie mes états d’âme empreints d’un sombre pessimisme, autour de moi, on me répond invariablement : « Tu vois le mal partout. Tu es aigri. C’est de la jalousie ! »

Quand je les confie à des Kanak, ils me regardent, étonnés que je sois étonné, comme si ce qui se passe n’était que la continuation de ce qui s’était toujours passé. Il me semble que toutes ces agressions leur paraissent vaines, comme si, depuis plusieurs années, la pirogue avait mis le cap sur l’Indépendance et qu’elle n’en déviait pas. Ils doivent bien penser que quelquefois, des vents contraires ralentissent sa course, que des erreurs de navigation lui font heurter des « patates » de récif, aussi ne savent-ils pas dans quel état elle arrivera à destination ; mais ils savent qu’elle y parviendra.

Paradoxalement, c‘est un Kabwa à qui je faisais part de mes indignations à propos de Kowe Kara, de l’incendie des cases, du golf de Nouville, qui prit le temps de me ramener à la dimension kanak du problème.

— Tu sais, me dit-il, le sourire au coin des lèvres, notre combat est intégré dans le temps, et puis nos réponses ne prennent pas toujours le même chemin que les vôtres. Les Blancs croient qu’on n’a pas répliqué parce que l’on se contente de rire. Vois-tu, chez nous, il y a des mots qui sont puissants et si l’on fait n’importe quoi, les mots se vengent à leur manière. Dans la langue Drubea, la langue de la région de Nouméa, le mot Kara prononcé kérè signifie manger. L’expression elle-même n’est plus employée, parce que c’est « parler mauvais ». Dans le temps, c’était effectivement, le moment où l’on se rencontrait, pour manger, mais plus exactement où les Chefs désignaient ceux qui allaient être mangés. Alors chez nous, on a traduit : « Les Blancs vont à Kowe Kara et ils ne savent pas que c’est pour être mangés. »

Et les Kanak réfugiés dans leur sens intuitif de la dérision et de la moquerie rient, de ces mots issus de leurs langues ancestrales, capables par leur radioactivité propre, de réduire en fumée tout un édifice de propagande, rient de tout ce Pacifique Sud qui reprend à la suite de la Calédonie sans le savoir : l’hymne à ceux qui vont être mangés. »

copyright photo : Yvanna Doï

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