« Cibau, Won veda ven yat ou Tjibaou j’apporte le nom ».
Parole dite par le vieux Boulet en 1998 lors de la cérémonie de prêt du nom Tjibaou au Centre Culturel du nom de l’ancien leader indépendantiste. Cette cérémonie est l’aboutissement d’un long périple, qui a réactivé les chemins coutumiers des grandes chefferies du Sud et celles de l’aire Hoot Ma Whaap à l’extrême Nord du Caillou.
Nous verrons dans une première partie, en quoi ces chemins coutumiers tissent un réseau de relations signifiantes (I). Puis dans une seconde partie, nous tenterons de comprendre pourquoi ce maillage relationnel constitue véritablement un écosystème social interdépendant (II).
I- Les chemins coutumiers, un réseau de relations signifiantes
A) Des chemins de relations internes et externes
1] Un CHEMIN de relations
Selon le point 8 du chapitre 1 concernant les valeurs fondamentales de la Charte du Peuple kanak « Le CHEMIN COUTUMIER ou CHEMIN DE LA PAILLE est le moyen et l’outil de communication utilisé par les clans et les chefferies pour porter un message vers d’autres clans et chefferies. Pour les chefferies, il est matérialisé par des personnes sur un itinéraire donné prédéfini par les alliances et par les « Maisons limitrophes » installées pour servir de « porte d’entrée ».
Comme l’indique le texte de D. Monnerie « les Chemins tracent un réseau entre sociétés et entités sociales localisées dans lequel circulent des personnes, des prestations et des paroles cérémonielles ». Il ne peut donc y avoir d’échanges sans chemin entre ces différents lieux. Ces espaces parcourus ne sont jamais neutres : ils sont inscrits dans une mémoire et obéissent à des protocoles prédéfinis traduisant des relations fortes entre les clans et les chefferies.
Ainsi les clans ont peuplé le pays à travers les sentiers coutumiers (alliance) ou ont ouvert d’autres chemins poussés par les catastrophes naturelles, les guerres…
2] Exemple de chemin de relations internes en Pays Nengoné : le « Ulehnameneng »
Dans le mariage coutumier à Maré, on retrouve l’un des chemins les plus fréquemment mis en avant dans le « ulehnameneng » qui regroupe toutes les fratries (frère du jeune marié) c’est-à-dire ses vrais frères mais aussi les fils des frères de son père : ace-celuaien i mocahman. De même, ses « frères » du côté des fils de des sœurs ou cousines de sa mère : ace-celuaien i mohmenew. Ainsi le jeune marié ou « Yenakunu » connaîtra ses relations des deux côtés.
B) Des paroles, des hommes et des échanges
1] Un protocole codifié et un ordonnancement précis
Chaque chemin obéit à un cadre et un protocole très codifiés. Le chemin a un début et une fin. Telle famille ou tel clan sera la porte d’entrée de ce chemin. Il en sera de même pour la fin du chemin : tel clan fermera le chemin et clôturera le travail. Après l’intervention de ce clan, il ne sera plus possible de prendre la parole. L’itinéraire est balisé et chaque étape obéit à un ordonnancement précis.
2] Une situation d’énonciation culturelle plurielle
C’est d’abord un chemin de la parole. De ce fait, la situation d’énonciation est longtemps prédéfinie à l’avance : on sait déjà qui doit parler, à qui et qui répondra au geste approprié. On sait également que des paroles doivent être « prononcées » par les bonnes personnes au bon moment dans le bon espace.
D’emblée, les échanges s’inscrivent dans un scénario qui abolit l’épreuve du temps. Nous sommes dans le temps long, celui de la généalogie de ces gestes, qui réactualisent les liens et le statut de chacun. Selon l’importance du chemin qui est activé, ainsi dans le cas d’un mariage d’un grand chef, les participants sont conscients que le moment est sans doute unique dans une vie. Les échanges sont donc empreints de solennité car ils seront mémorisés et chacun des protagonistes sait qu’il devra transmettre à son tour cette responsabilité à ses descendants.
3] Des registres et des modalités discursives spécifiques
Les chemins traduisent les différents liens (de sang, clanique, fonction statutaire) dans la société kanake. Ils réactualisent le cheminement de ces liens et leur donnent une vitalité nouvelle. Selon le chemin, le discours qui sera porté sera spécifique et il obéira à des modalités discursives particulières.
L’orateur sait qu’il ne s’adresse pas seulement aux protagonistes présents mais également aux acteurs invisibles que sont les ancêtres, qui sont les premiers acteurs de ces échanges et qui restent parties prenantes de ces cérémonies.
II- Les chemins coutumiers, un écosystème social interdépendant
A) Organisation structurante de la société Kanak
1] Une société de réseaux
Les chemins traduisent la vitalité du corps social. Ainsi, l’analogie est vite trouvée si l’on compare à la circulation du sang. L’échange est le sang social (Cf. Bernard Rigo, professeur d’université en Anthropologie Océanienne et philosophie). Les chemins font émerger l’identité culturelle plurielle des individus. Dans telle cérémonie, tel individu sera oncle du marié et dans telle autre il sera le neveu du marié. Il peut appartenir aussi au clan qui fait rentrer une autre grande chefferie dans sa grande chefferie alors qu’il y a déjà un rôle spécifique.
C’est donc une société de réseaux où s’entrelacent des relations, de sang, de clans, de fonctions statutaires.
2] Des identités et des statuts en action
Ces différentes identités ont malgré tout une forme de hiérarchisation donnée par l’éducation. Le jeune kanak développe dès lors dans son parcours biographique une capacité à conjuguer ses différents rôles et tenir ses différentes responsabilités. Il construit son cheminement par la conjugaison de toutes ces identités (de sang et de statut) qu’il active. Le kanak est donc traversé par ces chemins qui l’habitent et qui forgent une forme de rationalité de son être en relation.
3] Un maillage interdépendant et interactif
Chaque kanak, chaque famille et chaque clan sait qu’il est au centre d’un maillage qui le relie aux autres familles, clans et chefferies. La hantise du kanak dans une coutume est d’identifier quel est son chemin, son itinéraire. Prendre le bon chemin, c’est permettre de réactiver les différents liens.
Mais entretenir les chemins, c’est entretenir son réseau. Le kanak le fera dans le cadre des échanges : plus il donne, plus il entretient son capital socioculturel. Il doit donc donner, beaucoup donner et donner partout. Il faut qu’il y ait écart entre ce qu’il reçoit et ce qu’il donne pour créer la dynamique entrainant du mouvement. Ne pas donner ou donner peu, c’est le risque de rompre le lien ou de le fragiliser. Le kanak sera toujours débiteur des éléments de son réseau mais cette dette paradoxalement lui permet d’exister culturellement et socialement. Le chemin, c’est aussi la vie.
B) Topographie et richesse de l’univers social et symbolique
1] L’espace cartographié culturellement (ou le GPS socioculturel)
Dans les chemins coutumiers, il y a une topographique physique et symbolique. Comme je l’ai déjà dans un précédent article, tout lieu n’est pas vierge, il est habité physiquement et symboliquement par les clans propriétaires, la chefferie et les esprits des ancêtres qui la composent. Ainsi Il est impératif d’entrer dans cet espace par un geste, qui lui permet de franchir « la porte » dès que son geste (le « Qemek » en Drehu) de demande d’hospitalité est accepté. On peut identifier cette forme « d’analogie » avec les clans barrières et le clan qui est la porte de l’espace de la grande chefferie.
D’autres clans auront d’autres fonctions et suivront un itinéraire bien précis : Le cheminement devient lui-même « parole performative» et reconnaissance du statut social et des responsabilités de chacun.
2] Interconnexion des univers
Ce maillage donne une forme de plasticité dans la capacité à l’interconnexion des différents univers visibles et invisibles.
Historiquement, il n’est pas anodin que les missions religieuses aient profité de ces solidarités socioculturelles et qu’elles aient mobilisé certains de ces chemins pour mieux asseoir leur ancrage.
De même il faut noter que si des faits violents historiques et des catastrophes naturelles ont bouleversé des chemins coutumiers, l’ingénierie socioculturel arrive toujours à recréer de nouveaux liens et à formaliser de nouveaux chemins.
Il n’est pas rare de nos jours, de voir dans des pratiques administratives et institutionnelles, l’activation de chemins coutumiers. Ainsi lors de sa première venue, dès la sortie de sa quatorzaine, Le ministre de l’Outre-Mer a d’abord rendu visite au sénateurs coutumiers. Le chemin est devenu protocolaire.
3] Capitalisation des ressources socioculturelles
Enfin emprunter ces chemins, c’est capitaliser des paroles cérémonielles, des prestations et surtout des hommes « débiteurs ». On capitalise aussi les ressources invisibles des ancêtres qui sont liés par ces échanges. Ainsi, en donnant le nom Tjibaou au Centre Culturel, ce bâtiment bénéficie la puissance du réseau Tjibaou mais également de tout le chemin qui a été activé pour cette cérémonie du prêt du nom : le chemin, c’est le souffle de la parole…
Une parole qui garde l’empreinte de toutes les paroles qui ont été prononcées.
Petit message pour cette année 2022 à nos instances dirigeantes pour un chemin de Paix :
« Nous voulons que soit clair le chemin de notre avenir, et fraternel le cercle que nous ouvrons à tous « les peuples ». Cf. Jean-Marie Tjibaou.
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