[…] Le pire, c’est que nous finissions par reproduire, par mimétisme, cette vision coloniale du monde en négligeant la beauté qui est en nous. Les Foulards rouges, ce fut d’abord une prise de conscience de ce blasphème et ensuite, une volonté de la jeunesse de le faire voler en éclats et de redécouvrir ainsi affectivement, esthétiquement et politiquement sa propre culture. » (Nidoïsh Naisseline de cœur à cœur, Walles Kotra pp. 117-118)
« Arrivées au bout de la logique linéaire, perdues dans notre ligne droite qui semble ne mener nulle part, nos boussoles intérieures affolées cherchent leur direction. Nous avons soif de sens, désespérément. Parce que nos sociétés ont oublié que la quête de sens est un besoin fondamental de l’humain, que notre sentiment d’identité – autre besoin fondamental- a de plus en plus de difficultés à se fixer dans nos modèles sociaux dispersés, nous cherchons ailleurs. Naturellement, nos regards se portent vers ces sociétés qui ont des réponses à nos quêtes personnelles de rééquilibrage. Nous redécouvrons auprès d’eux des sensibilités enfouies, des voies d’apprentissage que notre éducation ne valorise pas, et des capacités de perception, une autre forme d’intelligence, reléguée par nos sociétés au rang de croyance parce que subjective mais qui pourtant, pour chacun d’entre nous, fait sens et peut avoir des conséquences sur nos chemins. » Cf. « Ce que les peuples racines ont à nous dire » de Frederika Van Ingen.
Ce que l’on peut comprendre de la notion de beauté kanak, c’est l’idée d’un savoir-être au monde. Ce savoir-être s’inscrit dans une forme de dialogue singulier avec le Monde. C’est donc un rapport au monde qui s’articule en deux modalités discursives :
- Un rapport écologique avec le monde (I)
- Un rapport thérapeutique avec le monde (II)
I- Rapport écologique et sentiment d’exister
A- Les savoirs faire discursifs écologiques
1) L’importance de notre relation au monde
Il n’est également pas interdit de penser que nous avons hérité dans notre grammaire socioculturelle de savoir-faire discursifs écologiques de notre rapport au monde. C’est pourquoi il est essentiel de transmettre nos cultures et nos traditions. Ainsi transmettre une danse traditionnelle à nos enfants, c’est leur apprendre une expérience sensible d’être en cohérence avec le monde : je vis ma singularité et cette singularité ancre ma présence au monde.
2) Le Développement Durable de tous les mondes (physique, symbolique, visible et invisible)
Mais il est important de ne pas enfermer la notion d’écologie au seul monde physique, il faut l’appréhender dans tous les mondes (physique, symbolique, visible et invisible) parce qu’ils sont interdépendants. Il est important de souligner que des actifs polluants impactent en profondeur ces différents mondes. C’est le cas de l’accélération du temps dans notre société mondialisée. Mais c’est également le cas d’une hypermédiatisation et de l’omniprésence addictive de l’image dans nos vies (FB et Selfie).
Ainsi on peut prendre pour exemple : la multiplication des activités coutumières (mariages, deuils etc…). Il y a le ressenti d’une forme d’aliénation car certains kanak se sentent victimes de ce rythme effréné. Et on peut s’interroger sur le risque d’une perte de sens de nos pratiques.
Ces espaces culturels doivent apparaître comme des séquences de délestage et de décélération de notre rythme de vie quotidien. Ce sont des ilots de production (et de « recharges ») du sens qui nous replacent dans le temps long, celui du « devoir » socioculturel. Toutefois la trop grande multiplication de ces activités culturelles ont un impact certain sur notre santé physique et psychique.
3) La reformulation permanente ou construire sa cohérence avec le monde
Comme je l’ai déjà indiqué, je peux aussi avoir la capacité de « reformuler » cette présence au monde avec l’apport de nouvelles musiques et de nouveaux moyens d’expressions artistiques (Slam, Hip Hop, Kanéka…). Mon langage avec le monde évolue car je ne suis pas enfermé dans ma culture : je continue de construire ma cohérence au monde. Il faut donc à la fois se repenser mais surtout se transformer pour écouter et apprendre de l’autre. C’est donc cette humanité arc en ciel que chaque culture apporte à la beauté du monde. Chacun doit apporter sa part : « laisse-moi y apporter ma part car j’ai besoin de construire ma cohérence».
Toutefois, chaque communauté devra faire sa propre introspection car le monde s’est accéléré et il nous faut nous interroger sur nos cultures respectives. Pour les Kanak, de nouveaux éléments doivent être pris en compte comme celle de la prise en compte de son urbanité. Dorénavant de nouvelles pratiques socioculturelles se formalisent et elles préfigurent de la capacité des populations à créer du sens là où elles se trouvent. De nouvelles formes d’expression culturelle kanak doivent être prises en compte et valorisées.
Il nous faut éviter de « totémiser » une culture kanak qui resterait figée car elle conduirait à une forme d’assignation à résidence identitaire ! Si nous commençons à faire coïncider identité ethnique et identité culturelle normative, on ne contribuerait qu’à produire une identité fragmentée et à renforcer la crise identitaire que semblent vivre certains de nos jeunes.
Des éléments de réponse sont évoqués dans le principe actif de « reformulation permanente » qui traduit un double processus : celui d’ancrage et d‘ouverture. Cela peut se formaliser par des compétences de flexibilité, d’adaptabilité, de plasticité et d’ouverture.
B- Réapprendre à dialoguer avec le Monde
1) Impérieuse nécessite de participer à ce dialogue
Tout peuple quel qu’il soit, éprouve l’impérieuse nécessité de participer à ce dialogue : nous avons autant besoin de chanter notre rapport au monde que d’entendre le monde chanter en nous. Nous dialoguons avec le monde quand nous dialoguons avec le monde visible, invisible, physique, symbolique, vivant et inanimé. Nous sommes des êtres en relation (nous vibrons avec le monde et le monde vibre en nous) !
Il y a différents registres de ces dialogues et des tonalités différentes. Les peuples racines ont (sans aucun doute) gardé une expertise sur ces questions.
2) Des savoir-faire écosystémiques à réhabiliter : écouter et être à l’écoute
Mais participer à ce dialogue avec le Monde intègre des savoir-faire écosystémiques. Le plus important d’entre eux est sans doute l’ECOUTE voire d’ETRE A L’ECOUTE. Comme l’indique Michel Aufray : « dans beaucoup de langues océaniennes, les termes qui désignent l’action d’entendre ou d’écouter s’appliquent également aux autres perceptions sensorielles. Ainsi en langue Nengoné (Maré), on peut « entendre=sentir » une odeur ». Ainsi « l’oreille capte les bruits de la nature t les paroles des hommes. Si l’œil est l’organe de la connaissance qui nous permet de déchiffrer le monde, l’oreille est l’instrument de la vie sociale. Mais l’audition est également en rapport avec la connaissance et le savoir : ainsi en Nengoné, taedrengi signifie à la fois « entendre, écouter et comprendre ». (Cf. Les littératures océaniennes Communiquer, parler, raconter Vol 2 de M. Aufray).
3) Travailler à l’école les nouveaux axes de résonance et développer de nouveaux rapports
Il est donc impératif de développer de nouveaux axes de résonance qui nous permettent de poursuivre ce dialogue avec ces différents mondes (physique, symbolique, visible et invisible). Comme je l’avais indiqué dans un précédent article, il faut donc développer de nouveaux rapports au temps, au savoir, à la Nature, à l’histoire… Il nous faut former des « citoyens du temps long » qui pensent les enjeux d’aujourd’hui (devoir de « civilisation ») mais avec un regard endogène tiré de nos savoirs millénaires. Trois défis majeurs (Cf. « Relions-nous ! ») semblent se dégager de cette vision hybride de notre humanité (peuples racines et peuples développés) : le bien-être multidimensionnel, la résilience face aux chocs écologiques, la soutenabilité à long terme des systèmes économiques.
Cela va nécessiter ce choc civilisationnel mais on ne pourra le faire que si nous « relions » nos mondes.
Un plan de résilience et de reliance doit aider à la refondation de ce lien qui nous fait défaut. C’est en effet cette culture du LIEN (dont il faudra repenser la sémantique selon Eddy Wadrawane) qui nous permettra de faire face ensemble à ces défis sociétaux contemporains.
L’ouvrage « Ce que les peuples racines ont à nous dire » de Frederika Van Ingen d’ailleurs nous interroge « comment pourrons-nous réparer durablement nos erreurs industrielles si nous ne retissons pas, individuellement, collectivement, culturellement, au cœur de nos psychés, ces liens avec la terre qui font de nous « des vrais humains » (des Do Kamo en somme) ? Comment vivre en équilibre, donc en santé, dans un monde que nous déséquilibrons à chaque pas, faute d’avoir su toucher en nous-mêmes la puissance du vivant comme sa fragilité ? ».
Ce rapport au monde s’inscrit dans une autre modalité discursive qui est celui d’un rapport thérapeutique au monde, c’est celle de la médecine du sens qui prévient voire guérit les déséquilibres déjà présents et à venir !
II- Rapport thérapeutique ou la médecine du sens
A- Les savoirs faire discursifs thérapeutiques
1) Les arts et pratiques traditionnels : des formes de médecines du corps social
On peut ainsi penser que les formes d’expression culturelles et de pratiques traditionnelles comme la Danse peuvent être considérées comme des formes d’art thérapeutique ou médecine artistique du corps social …Toutefois, certaines peuvent apparaître comme rétrogrades et « inhumaines » et de ce point de vue, n’ont plus lieu d’être…
2) Le langage symbolique ou la médecine énergétique
Nos pratiques culturelles sont pourvoyeuses d’un langage symbolique qui libère de l’énergie signifiante positive dans nos vies. Il y a dans ces séquences socioculturelles une forme de médecine énergétique qui nous revivifie et nous ré-ancre dans notre sentiment d’exister. Il est dommage que nous phagocytions cette impression de bien-être par l’entrée intempestive de l’alcool qui désormais sévit dans toutes nos manifestations culturelles. Il faut éradiquer ce fléau qui « suicide » nos populations en particulier les jeunes.
3) Guérir de nos « déséquilibres » et ergonomie socioculturelle : positionnement
L’idée d’Ergonomie socioculturelle : c’est comment j’apprends à me re-positionner (espace-temps) dans les temps « culturels » et bien sûr dans la vie quotidienne. Ce n’est pas donné à tout le monde de trouver son équilibre voire de gérer ses équilibres car le monde va très vite et nous sommes soumis à trop d’injonctions de « fantasmes de belles vies » (Internet, Médias, etc…). C’est donc une forme de gymnastique mentale qui allie ancrage et ouverture. C’est un exercice qui aide à conjuguer temps long et temps court. Cela nécessite de ne pas tomber non plus dans les excès d’une vie communautaire qui oublie l’individu, son bien-être physique et psychique. Comme on dit, il faut gérer ! Gérer la vie sociale, professionnelle, culturelle et spirituelle.
Il est donc impératif de former des hommes et des femmes qui restent debout malgré les nombreuses péripéties de la vie. Il est important de former des Do Kamo, des êtres épanouis.
B- Former le Dokamo ou gardien de l’équilibre
1) Principes actifs d’harmonisation, de rééquilibrage et de stabilisation dans un monde accéléré
Il est désormais impératif de former nos jeunes (et les moins jeunes) à cette médecine de l’équilibre qui contient en elle des principes actifs d’harmonisation, de rééquilibrage et de stabilisation. C’est ce que nous démontrent les séquences culturelles : nous sommes dans un autre espace-temps. Le sens prend le pas sur la rentabilité et la performance. On s’arrête et on écoute des paroles qui nous rééquilibrent, qui nous stabilisent et qui nous « relient ». Je réapprends cette appartenance et cette cohérence au monde: c’est un temps de « respiration » au monde (je me sens vivant dans cet espace, je me sens pleinement à ma place).
2) Décloisonner et déformater notre regard à l’école
Cela va nous obliger à apprendre à l’école à décloisonner notre regard pour mieux décoder nos systèmes de pensée holistiques complexes océaniens. Il nous faut favoriser « l’interconnexion avec d’autres types de savoirs qui sont de nature spirituelle, philosophique et symbolique » (Cf. Vincent Clément, enseignantde Géographie à l’UNC lors du séminaire des savoirs autochtones en 2021).
Il y a de nombreuses compétences enseignables à l’école qui peuvent s’inspirer du savoir-être des peuples premiers :
- Puissance de l’écoute et maîtrise de ses différents registres,
- Horticulture de l’attention,
- Conjuguer le temps long et court,
- Intelligence sensorielle,
- Conscience de la relation,
- Clarté de l’intention,
- Beauté dans les actes, la parole et la pensée ;
- Ingénierie de l’accueil et de l’inclusion,
- Confiance et force de la résilience etc…
Bien entendu, il ne s’agit pas de s’exonérer des compétences académiques et professionnelles de notre temps. Il s’agit de proposer un curriculum qui conjugue ces différents savoirs. Ainsi toujours selon Vincent Clément, il est important de réaffirmer qu’il peut y avoir plusieurs « régimes de vérité » (et les savoirs autochtones en font partie) et c’est une richesse que les élèves puissent y avoir accès, et cela quelle que soit leur origine.
3) Pour une humanité éco systémique
Comme je l’ai indiqué dans un précédent article, cette prise de conscience doit amener à repenser notre humanité. Nous sommes aux limites d’un monde qui nous conduit à la catastrophe. La maison est en feu et nous discutons encore de la couleur des rideaux… La leçon que nous rappellent nos cultures Océaniennes, l’homme n’est pas une entité isolée du monde qui l’entoure. Il en est partie intégrante. Cette interaction voire cette interdépendance avec le Monde qui m’entoure, c’est aussi cela qui caractérise voire qui renforce mon humanité. C’est cette humanité écosystémique qu’il nous faut désormais réaffirmer car elle est garante d’une (possible) préservation de notre monde…Humanité, réveille-toi !
« Les technologies doivent être au service de l’homme, du vivant et des écosystèmes, et non pas l’inverse… » (Cf. La force des racines Kanak, Christian Blanc).
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