Il m’a fallu du temps pour venir vers Albert Camus, venir à sa rencontre.
Plus par gêne, que par manque d’intérêt, comme s’il m’était totalement inaccessible, comme si je n’étais pas digne de le lire, le rencontrer. Moi à qui mon professeur de français au collège avait dit qu’à 14 ans je n’étais pas capable de comprendre Voltaire, alors que la révolte de Zadig était la mienne, que je devais me « contenter » du Petit Prince de Saint Exupéry, que je ne comprendrais que 30 ans plus tard en accompagnant mon Petit Prince.
Parce que je suis née dans une époque où l’on s’offusquait que le livre de poche publie des « œuvres littéraires », où l’on estimait que seuls les professeurs de français, latin et grec pouvaient apprécier la littérature et où « on » était interdit à l’écrit.
Si à mon époque, il était jugé « trop important » pour moi par mon professeur de français tout comme Voltaire, j’eus un immense plaisir à dévorer Maupassant, Zola, Balzac, … Ils étaient au programme au collège, donc accessibles.
Ce n’est qu’à l’aube de la trentaine que j’osais, et le terme est faible, avec beaucoup d’appréhension, venir vers cet auteur. Près de 30 ans après, cette rencontre est encore vive dans ma mémoire, comme si elle avait eu lieu hier, tant elle a changé mon regard sur l’être humain.
J’ai découvert à travers un de ses livres l’un des plus grands maux de l’Humanité à mes yeux, nourri par l’orgueil dont nous devons absolument nous méfier ; et j’écris nous car il me semble, qu’à de très rares exceptions, aucun d’entre nous n’est épargné.
Cette maladie aujourd’hui portée à son paroxysme par l’usage que l’être humain fait des réseaux sociaux, portée même en métier d’avenir sous le nom trompeur de « communication ».
Cette maladie qu’enfant je nommais « hypocrisie », Albert Camus l’a nommée « peste » car ces mots trompeurs, hypocrites, vides de sens, nous pourrissent et sont d’une contagion extrême provoquant bien des malheurs sur cette Terre.
Cela fait presque 30 ans que j’observe, je m’observe, et que je me dis que l’allégorie de « La Peste » était une véritable prophétie, encore plus ces dernières années, où nous avons été nombreux à venir converser avec l’auteur, le (re)lire pour pouvoir survivre à cette folie que l’Humanité traverse.
Plus rien ne fut pareil après cette rencontre. Je ne me sentais plus seule ; vivant dans une société où le non-dit est culturel et fait tant de mal, il m’était si souvent douloureux de vivre, de trouver ma place, de me faire entendre. Albert Camus m’a alors accompagnée, comme des années plus tard, son contemporain Antoine de Saint Exupéry accompagnerait mon Petit Prince. Je trouvais force et courage en le relisant, quand ils me faisaient défaut. J’étais enfin capable de mettre des mots sur les maux de cette société nouméenne dans laquelle j’évoluais. Je ne pouvais m’empêcher de faire le parallèle entre la ville d’Oran et Nouméa la blanche. Le parallèle allant parfois jusqu’aux personnages. Comme quoi, nous nous sentons uniques par vaine vanité alors que nous sommes bien souvent si semblables. Cette compréhension ne cesse de me guider.
Cela fait presque 30 ans que La Peste de Camus m’accompagne car dans cet ouvrage, dans les mots de Camus je développe une compréhension et une bienveillance envers l’être humain qui me manquait, je l’avoue humblement. Les histoires, lorsqu’elles sont écrites pour élever la conscience, l’âme sont sources d’inspiration, d’éducation et permettent aussi de rappeler que définitivement, comme le soulignait Maria Montessori, tout l’art de vivre consiste à se soumettre au réel.
Au-delà des mots, nos destins sont si parallèles (nous avons grandi tous les deux dans une colonie française, avons des racines alsacienne et bordelaise) qu’il m’arrive d’imaginer parfois que sa famille aurait pu s’installer au bout du monde, elle aussi. Sa présence aurait-elle enrichi différemment l’histoire de la Kanaky-Nouvelle-Calédonie ? En tout cas, je pense que son regard sur ses contemporains aurait été le même. C’est pour cela que ses mots trouvent écho sur notre Caillou, en nous, en moi.
Albert Camus est un des auteurs préférés de la société civile Kanak.
Un souvenir me revient. Jeune enseignante, je rabâchais aux élèves de l’école de la tribu de Gohapin (ma première expérience dans l’enseignement) : « La connaissance est dans les livres. Lisez, lisez, lisez ! ». Afin de leur permettre d’avoir accès à cette connaissance, je créais ma première bibliothèque publique dans laquelle je glissais ces livres qui m’avaient aidée à grandir, à former mon esprit dont un des siens, celui-là même qui me permet de mieux comprendre et accepter mes contemporains.
Je n’ai pas l’outrecuidance de penser qu’un livre déposé dans une case d’une tribu du fond de la chaîne kankao-calédonienne ai pu être à l’origine de cet engouement. En revanche, maintenant que je connais mieux cette société, dans laquelle prends source une de mes racines, je sais qu’une graine plantée nourrit cette terre lointaine et ses habitants bien au-delà de ce que nous pourrions imaginer tant le sacré rythme la société Kanak ; cette société pour laquelle la Parole est sacrée car c’est par elle, entre autres, que l’arbre généalogique est transmis et ainsi l’histoire du peuple Kanak.
« Si on veut transmettre quelque chose dans cette vie, c’est par la présence bien plus que par la langue et par la parole. La parole doit venir à certains moments, mais ce qui instruit et ce qui donne, c’est la présence. C’est elle qui est silencieusement agissante » – Christian Bobin.
Aujourd’hui, la société Kanak, société orale, vit une (r)évolution majeure puisqu’elle a choisi de passer de l’oralité à l’écrit, sans pour autant renier le sacré de la Parole. Bien au contraire. Albert Camus inspire tant de jeunes Kanak, à qui il a aussi été dit qu’ils ne pourraient pas comprendre certains auteurs voire qu’ils ne pourraient pas eux non plus le comprendre, que je pressens au fur et à mesure des rencontres, de leurs écrits, que ce nouveau chemin, ce Mana*, fait désormais partie de la société civile Kanak.
La société Kanak est ouvertement et librement gouvernée par le monde des humains et le monde des esprits. Albert Camus est aujourd’hui dans le monde des esprits et je l’imagine sans peine auprès de Jean-Marie Tjibaou, Alban Bensa, Louise Michel, Nidoïsh Naisseline, Michel Rocard, Dewe Gorodey et bien d’autres, inspirant, insufflant ses mots, idées, pensées à cette jeunesse que je vois doucement et sûrement relever la tête (Maxha), comme il l’avait fait avec moi près de 30 ans auparavant.
Merci pour ces mots déposés sur mes maux, sur nos maux, merci pour le temps consacré à transmettre, éveiller. Merci pour la présence.
*Mana : Le mana est un concept polynésien. La notion de mana, fondation de la magie et de la religion, est l’émanation de la puissance spirituelle du groupe et contribue à le rassembler. Le mana est créateur de lien social.












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