2024 s’est refermée, 2025 s’ouvre. Que souhaiter au pays ? Que nous souhaiter à tous ?
De trouver les moyens de sortir de la crise en premier lieu, évidemment. Mais la tâche n’a rien d’évident. La crise est là, profonde, multidimensionnelle. Tout à la fois économique, sociale, politique, morale. Un vrai séisme à l’échelle de notre petit archipel.
Pour commencer, il nous faut en comprendre les raisons. Et pour cela, nous devons faire un effort de lucidité et d’humilité. Plusieurs foyers d’incendie couvaient déjà, identifiés par tous ceux qui voulaient bien s’en donner la peine.
Des causes identifiées
On savait, grâce aux travaux de l’IEOM, de l’ISEE, des organisations syndicales et patronales, des économistes de l’université, que depuis 2008 malgré les politiques affichées de rééquilibrage, les inégalités socio-économiques ne cessaient de se creuser, notamment dans l’espace urbanisé du grand Nouméa où venait s’agglomérer une partie croissante de la population. Depuis 2017, il était aussi clair que l’économie locale montrait d’inquiétants signes de faiblesse. Des risques de récession étaient régulièrement évoqués, redoutés. L’idée de doter le pays d’un schéma d’aménagement et de développement était pourtant définitivement enterrée. L’industrie calédonienne du nickel tournait au ralenti, incapable de s’imposer sur le marché mondial du minerai et de ses transformations. Plutôt que de réfléchir aux moyens de structurer durablement la filière et son articulation à l’ensemble de l’économie locale, on préférait revenir à la vieille politique du coup par coup et des expédients. L’exportation anarchique de minerai brut était alors privilégiée aux dépens de la transformation locale et donc de plus-value plus importantes pour le pays. Et toujours, en toile de fond cette suspicion malsaine à l’égard de l’usine du Nord. Une suspicion d’un autre temps….
La pernicieuse régression de la politique locale.
Les négociations politiques étaient au point mort parce que les élus ont continué de préférer leur incessante guérilla médiatique, plutôt que de se confronter aux véritables problèmes du pays. Comment poursuivre l’œuvre de mutation entreprise depuis 1998 ? Comment faire réellement société dans un monde traversé de multiples conflits et tensions ? Il est vrai qu’il est difficile de construire un pays si l’on se refuse à voir que les questions de la décolonisation, du rééquilibrage socio-économique, de la communauté de destin et de la démocratie sont les faces d’une seule et même question.
Pendant que la société calédonienne se délite avec son cortège malheureusement connu de dérives (précarité, augmentation de la délinquance, de la prostitution masculine et féminine, développement des addictions à la drogue et à l’alcool, dégradation de l’état de santé de la population …), les élus se complaisent dans les psychodrames de salon : on renverse le gouvernement, on se chamaille pour la présidence, on déblatère sans fin sur les responsabilités des uns et des autres… et le pays meurt à petit feu. Pour 2025, nos élus nous préparent à une mort lente.
L’État coupable
Et puis il y avait l’attitude de l’État et de ses représentants. Le Président de la République et ses ministres affichaient de plus en plus ouvertement leurs préférences partisanes. Depuis des mois, le courant ne passait plus entre les signataires de l’Accord de Nouméa. Certains y voyaient une opportunité plutôt qu’un risque et se sentaient autorisés à la surenchère. Puis ce fut le pitoyable document sur les avantages comparatifs du « oui » et du « non », le rejet de la demande de report de la troisième et ultime consultation référendaire par le gouvernement, le boycott du vote par une large majorité d’indépendantistes, la validation juridique de ses résultats malgré l’abstention massive du peuple colonisé, le chemin du pardon proposé à contretemps… Une multitude de signaux d’alarme qui clignotaient au rouge sans qu’aucun décideur politique, ici ou dans l’hexagone, semblât vouloir s’en préoccuper.
La classe politique française aussi a allumé le feu
L’ensemble de la classe politique française reconnaît aujourd’hui l’erreur qu’a représenté le projet de dégel du corps électoral, mais une majorité de députés et de sénateurs, y compris les nôtres, l’ont voté. Et en cela ils ont contribué avec le gouvernement à allumer la mèche qui, en mai dernier, a mis le feu à la poudrière calédonienne.
Le passage en force du dégel du corps électoral n’aura finalement été que le déclencheur d’une crise annoncée, même si – il faut reconnaître – personne n’était à même d’en soupçonner l’ampleur et la violence. Même si personne n’était à même d’en prédire les terribles conséquences. Il n’y a pas pire miroir d’une société que la colère et la désespérance d’une partie de sa jeunesse. Et en règle générale, il n’y a guère d’explosions sociales plus destructrices que celles de la colère d’une jeunesse désespérée.
Le plus épouvantable dans le séisme est que ses conséquences sont telles qu’elles rendent aujourd’hui très difficile une réponse rapide et efficace aux nombreux défis qu’il nous pose. D’autant plus difficiles qu’en ce début d’année 2025, il semble que nous n’ayons pas encore pris collectivement la pleine mesure de la gravité de la situation.
Les événements qui se sont enchaînés depuis quelques mois n’incitent pas à l’optimisme, reconnaissons-le.
Un coup politique à contre-temps
Alors même qu’en France règne la plus grande incertitude politique et que le pays a besoin que se mobilisent toutes ses forces vives, fallait-il absolument faire tomber le gouvernement Mapou ? Était-ce là le seul ou le meilleur moyen de rassembler les énergies, de rouvrir sereinement le chemin de la concertation, de contribuer à la constitution d’un « gouvernement de salut public capable de faire face aux urgences locales » ?
Certes il nous faudra bien dresser le bilan de la mandature qui s’est achevé à Noël dernier. Nombreux sont ceux qui, à ses débuts, s’attendaient à la mise en place d’une véritable politique de changement. Il n’y avait pas que des indépendantistes à le réclamer. Beaucoup s’attendaient « à ce que la table soit renversée et que l’on reparte autrement en prenant en compte les réalités du pays… ». Rien n’a véritablement été fait dans ce sens. Manque de courage politique ? Manque de femmes et d’hommes capables de mettre en œuvre le renouveau espéré ? Crainte de sortir des sentiers battus et de perdre des avantages ? Peur de s’aliéner une partie de la population ? Un peu de tout cela peut-être.
On prend les mêmes et on recommence…
Mais qui peut imaginer que le 18e gouvernement qui s’est constitué avec à sa tête un président qui est le grand perdant des dernières élections législatives fera beaucoup mieux ? Qui peut, à l’instar d’Albert Einstein, imaginer que les problèmes créés après trente années d’accords politiques puissent être résolus en réfléchissant de la même manière qu’ils ont été créés ? Et par la même classe politique ?
On aurait pu espérer que le résultat des dernières élections législatives, avec un corps électoral non restreint, inciterait cette classe, tous bords confondus, à la réflexion et à l’autocritique.
En vérité, la volonté n’y est pas et cette classe politique semble n’avoir pour seule ligne d’horizon que les prochaines élections provinciales et pour principales propositions que le recyclage des vieilles recettes qui lui a permis de se maintenir au pouvoir pendant trente ans.
Ici et pas à Paris
Faut-il, une fois de plus, une fois encore, attendre qu’un nouveau gouvernement français soit mis en place pour que les Calédoniens débattent entre eux de l’avenir du pays et s’accordent sur un plan de reconstruction et une vision commune pour l’avenir ? Le consensus politique inauguré par les Accords de Matignon-Oudinot et prolongé par l’Accord de Nouméa ne peut-il réellement s’instaurer et perdurer que sous la tutelle de l’État français ? Certes, ce devrait assurément être le premier acte de l’actuel ou du prochain gouvernement hexagonal que de garantir la non-remise en cause de la parole donnée en 1988 et 1998. Cela éviterait au pays de redevenir l’otage de calculs et d’affrontements franco-français. Mais quoiqu’il en soit, il devrait nous être évident qu’il n’y aura pas de reconstruction du pays sans que soit rebâti un consensus social qui ne peut l’être qu’ici et pas à Paris.
La démission du gouvernement ajoute de la division à la division
On s’interroge. La chute du gouvernement Mapou ne serait-elle pas en définitive une pitoyable démonstration de l’incapacité de nos décideurs à aller à l’essentiel ? En quoi cette décision précipitée, au-delà des filandreux discours politiques habituels, répondait-elle à l’intérêt général ? Est-ce répondre aux défis de la crise que d’ajouter de la division à la division ? Comme si nous pouvions, les uns et les autres, nous exonérer de toute responsabilité dans ce qui nous est arrivé. Comme si la situation n’appelait pas à un sursaut collectif et à une mobilisation de toutes les forces vives du pays ?
Pareillement, la nécessité de reconsidérer les finances des collectivités publiques qu’impose la crise oblige-t-elle à opter pour les choix les plus défavorables à ceux qui dans notre société inégalitaire sont déjà les plus vulnérables et qui sont aussi les premiers à subir aujourd’hui de plein fouet les conséquences de la crise ? Faut-il admettre qu’il y a là une volonté délibérée de sanctionner, de punir ceux que d’aucuns jugent, directement ou indirectement, responsables des émeutes de mai ? Mais en vérité qui peut sérieusement imaginer reconstruire une société en laissant certains quartiers s’enliser dans la précarité et l’incurie ? Que peut-on gagner à laisser la société calédonienne s’empoisonner par ses divisions. L’aggravation des inégalités ne fera qu’enfoncer encore un peu plus le pays. Le scénario est écrit d’avance. C’est celui d’autres révoltes. Ne rien changer en profondeur serait jouer avec le feu comme des pompiers qui quitteraient le lieu d’un incendie avant de l’avoir éteint.
Des projets délirants
Avant la chute du gouvernement Mapou, il y a eu la présentation d’un PS2R non chiffré et sans véritables priorités ni cohérence d’ensemble, l’octroi de prêts qui endettent le pays pour des décennies, un plan de financement de 500 milliards sur 5 ans, mais sans plan concerté de reconstruction économique, l’annonce pour le moins déconcertante de l’achat de nouveaux avions pour la compagnie aérienne locale… Il n’est pas sûr que ces mesures encore à concrétiser suffisent à régler la crise, ni même à apaiser les angoisses de Calédoniens qui voient leur économie s’effondrer et craignent non sans raison les répliques du séisme de mai dernier sous la forme de futures émeutes de la faim et de la pauvreté. Quelles garanties de voir prolonger les mesures de chômage partiel même dans une configuration revue au rabais ? Quid du maintien et de l’abondement du Fonds de Solidarité État ? Quid du problème récurrent des assurances puisque c’est de la compétence du pays et que sans assurance, il est impossible pour les acteurs économiques locaux d’obtenir les prêts nécessaires à la reconstruction de leurs entreprises et à la relance de leurs activités ? Quelles réflexions sur l’aide à apporter aux collectivités locales si on ne veut pas embrayer sur les mêmes politiques désastreuses ?
Dégraisser le mammouth, un impératif urgent !
Au-delà des discussions de surface sur le salaire des fonctionnaires, quelle réforme de fond de notre système administratif ? En attendant un hypothétique et véritable plan en ce domaine, ne peut-on pas envisager de réelles mesures d’économie budgétaire ? Alors que le ministre Lemaire était encore aux manettes, l’État avait proposé que le Pays mette un franc à chaque fois qu’il en mettait un. Mesure totalement irréaliste quand on sait que le Pays n’est pas solvable et que les besoins sont immenses. En revanche, il est possible de proposer que pour chaque subvention apportée par l’État, le Pays s’engage à proposer des mesures concrètes, chiffrées et contractualisées d’économie dans son budget. Toutes les collectivités seraient à impliquer. On pourrait ainsi initier un véritable dégraissage de la dépense publique.
Ce n’est pas une réforme parmi d’autres, c’est la mère des réformes. C’est la seule qui permettra de donner à la Calédonie, dans un délai court, des marges de manœuvre financière pour mener toutes les autres réformes. C’est la seule qui permettra de financer nos régimes sociaux auxquels nous tenons tant. Cette idée est difficile à faire passer dans un pays où environ 24 000 personnes sont des fonctionnaires ou assimilés.
La classe politique se méfie des associations qu’ils ne peuvent pas contrôler
Dans l’état de délabrement de notre économie, sur quelles filières prioritaires porter les efforts de soutien (opérations de défiscalisation, aides du fonds européen, prêts bancaires préférentiels négociés…) ? Nous pouvons d’ores et déjà proposer quelques pistes : agriculture, pêche, industries agroalimentaires, énergies renouvelables, maintenance et ingénierie, BTP, tourisme… La liste est seulement indicative.
Quel soutien par ailleurs apporter aux associations qui remplissent aujourd’hui de nombreuses missions de service public. Elles souffrent de la crise et beaucoup menacent de disparaître, dans l’indifférence d’une classe politique calédonienne qui majoritairement s’en méfie quand elle ne peut les contrôler. Certaines de ces associations pourraient être mises à contribution pour régler la question des squats et plus largement pour réfléchir aux politiques locales du logement, de la jeunesse, de l’éducation, du secteur social…
Intégrer la société civile est impératif !
La société calédonienne doit donner les moyens de se rassembler dans sa diversité. Reconstruire autrement, ce dont le pays a tant besoin, exige de la part des politiques hexagonaux et locaux une autre approche et une véritable prise en compte de la société civile. Elle ne prétend pas avoir toutes les réponses mais elle est en mesure de contribuer à rétablir du lien social. Il est fondamental de donner enfin, dans l’organisation du pays, toute sa place aux forces vives – coutumiers, associations, syndicats, organisations patronales, églises, etc. – qui font de la Nouvelle-Calédonie ce qu’elle est aujourd’hui. Il est important de le faire en respectant la représentativité de ses composantes, sans chercher à la téléguider ou à freiner son développement. Alors, faisons le nécessaire pour que la société civile s’impose dans les débats et les décisions à venir. C’est une urgence absolue. Les bonnes volontés sont légion, les groupes de travail et de réflexion se multiplient, les idées fusent et les motifs d’espoir existent.
Décolonisation, développement, communauté de destin, démocratie
En vérité, reconstruire autrement suppose que nous apprenions à regarder les réalités de notre pays d’un regard neuf. Construire autrement va demander du temps et du temps doit nous être laissé. Il convient de renoncer aux ultimatums, tel que le dernier en date qui prévoyait des discussions entre le 15 décembre 2024 et le 15 janvier 2025, et tout cela pour aboutir à un projet qui risquait, compte tenu de la brièveté de l’échéance, de n’être qu’une pâle retranscription du statu quo et de notre attentisme avec leurs impuissances actuelles.
Écrire la suite des accords de Matignon-Oudinot et de Nouméa impose que nous changions de méthode, que nous en conservions les objectifs – décolonisation, développement et rééquilibrage socio-économique, communauté de destin, démocratie.
Ensuite les élections provinciales prévues avant fin 2025 pourraient constituer une des premières étapes de la reconstruction souhaitable et souhaitée. L’occasion d’un renouvellement des assemblées qui, avec le concours de la société civile et de l’État français, auront à élaborer le contenu d’un nouveau plan d’aménagement et de développement du pays ; et aussi à enfin décider de : « comment assumer à terme les compétences régaliennes et celles liées aux communes. »
Il est plus que largement temps que notre pays prenne son destin en main. Comme le disait Michel Rocard, « tout est possible, et même si la constitution française ne le permet pas, celle-ci peut être amendée, l’Accord de Nouméa l’a prouvé. »
Oui tout est possible si nous le voulons.
Bonne année 2025 dans l’écoute, la réflexion, le travail, l’exemplarité, le partage… et la prise de décision !
Cercle du Croissant 20 janvier 2025
« Le Cercle du Croissant est un groupe informel de réflexion regroupant des personnes venues d’horizons politiques et professionnels différents qui se donne pour but, en diffusant ses analyses et ses idées, d’alimenter les débats actuels sur l’avenir de la Nouvelle Calédonie. »












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