Dégel du corps électoral

L’analyse simpliste du dégel du corps électoral au nom de la démocratie a pour objectif de cacher le piège qu’il y a derrière. Explications !

Comme, dans toutes les choses humaines, il y a la forme et le fond, la lettre et l’esprit, mais il est toujours délicat de prétendre les distinguer surtout lorsqu’il est question d’ « accord politique » et de construire un lien social enfin pacifié et pérenne dans un pays comme la Nouvelle-Calédonie.

La loi organique de 1999 ne fait mention que de l’obligation de tenir trois consultations référendaires au terme de la période d’application de l’Accord de Nouméa, mais le texte même de cet Accord, signé le 5 mai 1998, établit sans ambiguïté aucune en son article 5 l’esprit qui doit présider aux débats politiques en cas de victoire du « non » à l’indépendance du Pays.

L’irréversibilité est très clairement dans la constitution

« Tant que les consultations n’auront pas abouti à la nouvelle organisation politique proposée, l’organisation politique mise en place par l’accord de 1998 restera en vigueur, à son dernier stade d’évolution, sans possibilité de retour en arrière, cette « irréversibilité » étant constitutionnellement garantie.

Le résultat de cette consultation s’appliquera globalement pour l’ensemble de la Nouvelle-Calédonie. Une partie de la Nouvelle-Calédonie ne pourra accéder seule à la pleine souveraineté ou conserver seule des liens différents avec la France, au motif que les résultats de la consultation électorale y auraient été différents du résultat global.

L’Etat reconnaît la vocation de la Nouvelle-Calédonie à bénéficier, à la fin de cette période, d’une complète émancipation. »

La constitution reconnaît l’émancipation… pas la recolonisation !

La formulation ne prête guère aux interprétations divergentes.

Si l’on veut bien lire et comprendre ce qui est écrit, on relèvera d’abord que la Nouvelle-Calédonie a vocation, une fois passées les consultations prévues par l’Accord – et pas uniquement à sa signature – à s’émanciper ; et si émancipation ne veut pas nécessairement dire « indépendance » au regard du droit international, cela ne saurait en aucun cas signifier « recolonisation » ; ou possibilité d’une reprise en main du Pays par l’État, ou encore liberté donnée aux populations venues avec la colonisation de priver le peuple colonisé de son droit à l’autodétermination.

Ensuite, on relèvera également qu’en cas de victoire du « non » après les trois consultations référendaires prévues par l’Accord de Nouméa, il est bel et bien établi que l’organisation politique mise en place en 1998 doit rester en vigueur à son dernier stade d’évolution tant qu’aucun nouvel accord aura été signé et que cela inclut la composition du corps électoral lié à l’Accord.

L’accord est un tout. Le découper en morceau, c’est jouer avec le feu !

L’Accord est un TOUT et si les mots ont une signification – il importe de la leur reconnaître – on admettra que concéder à l’un ou l’autre des signataires la prérogative de modifier, même à la marge, un accord qui doit être maintenu dans son intégralité, n’est rien moins que prendre le risque de rompre cet accord et de plonger le pays dans la discorde. Qui le souhaite ?

Évoquer un impératif démocratique relève à l’évidence d’une vision très partielle – pour ne pas dire partiale – et pour le moins dangereuse de la situation calédonienne et de ses enjeux.

D’abord parce que, dans l’attente d’un nouvel accord politique, l’Accord de Nouméa devrait logiquement continuer de s’appliquer et qu’on voit difficilement ce qui pourrait alors juridiquement s’y opposer, cet accord étant constitutionnalisé et sa validité confirmée par de nombreux avis émis par des instances nationales, européennes et internationales.

Une colonie de peuplement d’un autre temps

Ensuite parce que s’il y a aujourd’hui une urgence, c’est plutôt de débattre de l’avenir du pays, du type de société que l’on entend y construire ensemble, des moyens d’y forger enfin une véritable communauté de destin.

Troisièmement, parce qu’en dépit des conclusions que certains croient pouvoir tirer des résultats des trois consultations référendaires, la Nouvelle-Calédonie demeure une « colonie de peuplement ». Et à ceux qui auraient oublié ce que signifie cette expression, on peut rappeler qu’il s’agit là d’une colonie très particulière où le colonisateur, c’est-à-dire un État allogène, s’impose par une forte présence humaine, en envoyant nombre de ses ressortissants – hommes, femmes et enfants – submerger la population autochtone et la priver de son droit à l’autodétermination.

…Et plane un air de 1984…

Qu’une partie de ces ressortissants se plaignent aujourd’hui ou depuis 1998 d’être exclus du corps électoral provincial et de la citoyenneté calédonienne peut se comprendre, mais ne saurait suffire à justifier ce déni autrement attentatoire aux idéaux démocratiques que représenterait le dégel annoncé du corps électoral provincial.

Pour le peuple colonisé de ce pays, cela ne pourrait signifier qu’une seule chose, une relance massive de la colonisation de peuplement, une réaffirmation de la volonté de l’État français et de ses ressortissants de le priver de toute perspective de pouvoir un jour décider en toute liberté de son avenir et de celui du pays.

Enfin, il faut rappeler que c’est déjà cette question du corps électoral qui était à l’origine des troubles qui ont agité le pays en 1984 et 1988. Et, avant toute signature d’un nouvel accord politique, on voit mal comment son dégel annoncé pourrait entrainer d’autres réactions que celles auxquelles il avait conduit dans le passé.

Devenus sujets de la France en 1853, les Kanak ont dû attendre 1945 pour devenir citoyens français et 1953 pour que le droit de vote universel leur soit consenti.

Le vieux rêve des loyalistes de rendre les Kanak minoritaires

Mais dès 1963, le gouvernement français a entrepris de leur reprendre d’une main ce qu’il avait concédé de l’autre, en mettant unilatéralement fin à l’autonomie politique du pays et en entreprenant de parachever la colonisation de peuplement commencée au XIXe siècle par de nouvelles vagues de migration.

Qu’il y ait eu là un projet de rendre minoritaires les kanak dans leur propre pays ne fait aucun doute comme en témoigne la circulaire Messmer de 1972. Ce qui était conçu par l’État comme un moyen de prévenir toute velléité d’émancipation, eut pour effet contraire de gagner les Kanak à sa cause.

A partir des années 1970, face à l’afflux de nouvelles populations, la revendication ne cessa de grandir. L’une de ses principales exigences était la reconnaissance des Kanak comme peuple colonisé et à ce titre comme seuls ayants-droits à l’autodétermination. Une autre était le refus d’un corps électoral qui les marginalisait dans leur propre pays.

En vérité, la question du corps électoral a été au cœur de la négociation des Accords de Matignon Oudinot comme de l’Accord de Nouméa.

L’ambition bafouée de Nainville-les-Roches

En 1988 comme en 1998, de nouvelles définitions de ce corps ont vu le jour et en 2007 il a même été nécessaire de réunir le Congrès de Versailles afin d’en préciser le caractère figé et non glissant. Mais, dans toutes ces négociations, il ne s’agissait pas d’exclure, mais de rendre possible l’émergence d’une communauté de destin qui ne soit plus fondée sur l’arbitraire colonial, mais sur une volonté de reconnaissance mutuelle et d’émancipation.

Dès 1983, à Nainville-les-Roches, les Kanak auxquels était reconnu un droit inné et actif à l’indépendance, ont reconnu en retour, aux descendants des non Kanak venus contraints et forcés dans le sillage de la colonisation et durablement implantés dans le pays, un droit à décider avec eux des modalités de son émancipation. C’était une invitation lancée aux « victimes de l’histoire » à imaginer ensemble un avenir commun définitivement débarrassé du fardeau de la colonisation.

Mais voilà qu’aujourd’hui le gouvernement Français entend, au nom d’une conception très étroite de la démocratie, modifier à nouveau le corps électoral en déplaçant unilatéralement le curseur, réduisant ainsi la présence dans le pays à 10 ans pour avoir le droit de vote aux élections provinciales.

Il est naïf ou stupide de croire que la noyade démocratique par le dégel éteindra la volonté d’émancipation

Qu’il y ait dans la définition actuelle du corps électoral un problème, on pourrait en convenir si l’État et les Loyalistes acceptaient de reconnaître que les trois consultations référendaires n’ont rien réglé sur le fond, que la Nouvelle-Calédonie a toujours vocation à bénéficier d’une complète émancipation et se décidaient enfin à débattre des moyens d’y arriver avec ceux qui se pensent à juste titre comme ses « ayant droit ».

Aux deux premières consultations référendaires, les Kanak qui forment le peuple colonisé de ce pays ont massivement voté pour l’indépendance (90 %). Quant à la troisième consultation elle s’est déroulée sans eux et seul 40 % du corps électoral s’est prononcé. Quel crédit on peut apporter à son résultat ?

Quelle signification lui donner ?

Les questions que posent cette situation ne manquent pas.

Comment imaginer qu’on puisse débattre sereinement de l’avenir et de la construction une société démocratique, libre, égalitaire et juste entre Non-Kanak et Kanak en noyant ces derniers et leurs espoirs de liberté sous le poids d’une nouvelle vague de migration « électorale » ?

Comment les convaincre :

-Que faire voter de 19 000 à 40 000 nouveaux électeurs n’attentera en rien à leur droit à l’autodétermination ?

-Que la loi arithmétique de la majorité suffit à assurer la démocratie d’une décision ?

-Que leur minorisation dans les instances politiques locales est une simple mesure d’hygiène démocratique ?

Penser que les Kanak vont accepter cette manipulation, c’est les prendre pour des imbéciles.

Comment les convaincre qu’imposer dans le futur un vote aux trois cinquièmes du Congrès pour décider de toute nouvelle consultation référendaire sur l’émancipation du pays n’est pas, dans une assemblée où ils seront nécessairement marginalisés, un moyen de rendre toute évolution définitivement impossible ?

Comment imaginer que les Kanak acceptent une fois encore, une fois de plus d’hypothéquer leur droit naturel à l’émancipation et de le soumettre à l’approbation des arrivants d’une nouvelle colonisation de peuplement venant grossir l’ancienne ?

Et qu’en est-il de la démocratie dans un pays qui, au XXIe siècle, n’a d’autre projet de société que de reconduire à nouveaux frais une colonisation où les ayant droits naturels à l’indépendance, les ressortissants du peuple colonisé, seraient une fois de plus mis en minorité ?

Quel sens donner dans ces conditions à l’adage démocratique «un homme, une voix » ?

Les énormes contradictions de l’État…

Quel sens accorder à la parole d’un ministre de l’Intérieur qui, d’un côté propose hors de toute entente locale de modifier le corps électoral provincial du pays et de l’autre reconnait le bien-fondé pour ce pays d’un corps électoral spécifique qui prouve que la Nouvelle-Calédonie n’est décidemment pas la France hexagonale mais l’une de ses dernières et pitoyables colonies ?

Comment comprendre la contradiction qui existe entre le retour en arrière prôné par le gouvernement français actuel et le préambule de l’Accord de Nouméa pourtant constitutionnalisé et qui dit que « la décolonisation est le moyen de refonder un lien durable entre les communautés qui vivent aujourd’hui en Nouvelle Calédonie, en permettant au peuple kanak d’établir avec la France des relations nouvelles correspondant aux réalités de notre temps » ?

Comment faire confiance à un Président de la République Française qui dénonce en Algérie la colonisation comme un crime contre l’Humanité, en Ukraine l’agression russe comme une forme archaïque de colonisation et s’apprête à nier le droit à l’auto-détermination d’un petit peuple soumis à la tutelle erratique de son propre État ?

Des politiciens métropolitains de droite comprennent mieux le sujet que la plupart de nos élus loyalistes…

Le journal « Le Monde » du 2 mars dernier cite les propos du président du groupe centriste au Sénat, Hervé Marseille : « Le dépôt de la loi constitutionnelle devra-t-il être différé ? Sans accord entre les Calédoniens, son sort devient très incertain. « Un texte constitutionnel ne traitant que de la question du dégel du corps électoral spécial est loin de faire l’unanimité contrairement au report des élections » […] « Il s’agit d’une solution “partielle et unilatérale”, comme l’a dit M. Darmanin en commission qui, au lieu d’aiguillonner le dialogue entre les différentes parties prenantes, va au contraire contribuer à aggraver les tensions. Il nous semble opportun de nous interroger sur la temporalité envisagée en ce qui concerne l’examen de ce texte. »

Comment comprendre que des politiques français qui n’ont rien de gauchistes arrivent à entendre ce que n’entendent pas les leaders loyalistes locaux après 26 ans ? Ou encore ceux qui aujourd’hui demandent à corps et à cri un dégel du corps électoral au nom de la démocratie et de leur volonté de vivre dans ce pays ? Ne seraient-ils pas plus crédibles aux yeux des Kanak s’ils faisaient aussi pression sur le gouvernement français pour que celui-ci s’inscrive enfin dans une décolonisation réussie, conforme aux dispositions onusiennes ?

En fait, l’enjeu est assez simple, même si la réponse que l’État semble vouloir lui apporter est grosse de menace. Il s’agit pour les politiques de ce pays et l’État de se mettre enfin autour d’une table afin d’imaginer une nouvelle organisation politique pour ce pays.

La chose ne sera possible que si on admet que l’Accord de Nouméa est un TOUT et que son scrupuleux respect demeure aujourd’hui la seule garantie d’un dialogue véritable et de la paix.

Cercle du Croissant 15 Mars 2024

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