« Nous avons conscience de venir d’ailleurs et d’être poursuivis par cet ailleurs qui constitue l’ensemble de nos références. » Cf.Jean Marie Tjibaou (leader indépendantiste kanak)
Paru en novembre 1999, le court roman « Cannibale » de Didier Daeninckx, qui évoque une histoire authentique, va retracer le récit de 111 Kanaks envoyés à Paris pour représenter la Nouvelle-Calédonie lors de l’Exposition coloniale de 1931. Exhibés comme des animaux au jardin d’Acclimatation, ils doivent jouer les « cannibales » dans un enclos pour divertir les visiteurs. Et les organisateurs n’hésitent pas à échanger la moitié des Kanaks contre des crocodiles au cours d’une transaction avec un cirque allemand.
Sur la première page de couverture de cet ouvrage, la photographie d’un Kanak tirée de la collection Serge Kakou est troublante et révélatrice d’une époque. Mais pourquoi l’auteur a-t-il associé ce titre et cette image ? Quel est l’effet recherché ? Cette image a-t-elle simplement une fonction illustrative de ce roman ?
Je n’en suis pas si sûr… Il me semble que cette image et ce titre sont utilisés à bon escient par l’auteur. Ils font émerger quelque chose d’enfoui dans la conscience collective des personnes, en particulier des Kanaks eux-mêmes. Mais est-elle partagée ? Avons-nous la même perception des événements tragiques qui se déroulèrent en 1931 ?
Cet imaginaire est toujours là, il a certainement pris d’autres formes mais il reste présent.
A une époque pas si lointaine, le mot « cannibale » avait ce visage et cette allure. C’est un guerrier Kanak, à demi nu, paré de ses ornements. Cependant le décor placé derrière lui est assez anachronique.
Cette image est troublante car elle reflète une époque et une vision du monde traversé par un ethnocentrisme européen. Si l’on y regarde de plus près, deux approches se côtoient dans cette image: en effet bien qu’elles semblent antagonistes, elles donnent l’impression de se compléter : le monde scientifique et le monde antique.
Ce cliché ressemble aussi au cliché scientifique de classement (peut-être) celle d’une espèce en voie disparition. L’homme donne l’air d’être figé comme un animal empaillé qui pourrait être placé dans un salon européen. Ici l’indigène est exhibé, il n’a pas besoin d’être vivant, c’est un « être sauvage fossilisé». Sa posture n’est pas naturelle. Autre punctum, c’est cette colonne qui semble être datée de l’Antiquité et qui inscrit cette image dans une autre mythologie celle des représentations de l’Autre.
Ce paradoxe est le reflet de cette époque du début du XIX è siècle.
I. La perception des Océaniens au début du siècle
A la fin du second empire et au début de la 3ème République, l’Europe est captivée par l’Océanie. Cet Ailleurs se partage entre deux visions : celle d’un paradis perdu et ses sirènes exotiques, c’est la Polynésie et ses vahinés ; et celle d’un monde hostile et inquiétant peuplé de cannibales, celui de la Mélanésie.
Produit de ce fantasme européen, cet Ailleurs et cet Autre vont être confrontés à une vision qui s’articule, comme c’est souvent le cas, entre la peur et le désir. C’est également la période de la colonisation et la France doit justifier sa politique dans les colonies. Elle se traduira par les différentes expositions universelles qui se dérouleront à Paris. Dans l’imaginaire occidental, deux mondes se côtoient en Océanie. Deux mondes qui ne peuvent exister l’un sans l’autre comme « Dieu et Satan ou… la Belle et la Bête…ou le cannibale et la Vahiné » (Cf. Roger Boulay « Kannibals et Vahinés » 2000).
A) La Mélanésie et ses cannibales
- Le récit des voyageurs
Les récits que font les navigateurs de ces îles noires de pratiques anthropophagiques et la disparition de ces héros figures légendaires de la navigation maritime comme James Cook ou des compagnons de Lapérouse vont véhiculer une image d’îles infernales. La découverte de ces sacrifices va mettre à mal le mythe du bon sauvage. Ainsi Cook, dès le premier voyage, obtint confirmation du cannibalisme par Banks, qui découvrit les restes d’un repas de chair humaine, et fit sur une plage de Nouvelle-Zélande la preuve par l’exemple de ces pratiques : « Je désirais devenir témoin oculaire d’un fait dont beaucoup de gens doutaient, je donnai l’ordre de faire griller un morceau de chair [trouvée sur un cadavre sur la plage] et de l’apporter sur le pont où un de ces cannibales le mangea avec une avidité surprenante. »
2. La littérature, la presse puis d’autres médias
Ces récits de voyage seront bientôt relayés par la littérature trop contente de trouver là un terrain pour développer les fantasmes les plus invraisemblables.
Ainsi Jules Verne dans « Les enfants du capitaine Grant » : « En moins de temps qu’une plume rapide pourrait le retracer, les corps, encore fumants, furent déchirés, divisés, dépecés, mis non pas en morceaux mais en miettes… L’odeur de la viande brûlée infecta l’atmosphère et sans le tumulte épouvantable de ce festin, sans les cris qui s’échappaient encore de ces gosiers gorgés de chair, les captifs auraient entendus les os des victimes craquer sous la dent des cannibales. » Se construit ainsi l’image du cannibale mélanésien, monstre de perversité.
Elle sera fortement partagée au travers des descriptions que font des personnages clefs de cette époque comme les militaires affectés dans ces colonies. Ainsi en 1856, la lettre du commandant Testard à l’amiral Fourichon indiquait : « Le Calédonien est intelligent mais c’est un monstre de perversité. Il faut commencer par détruire cette population si l’on veut vivre en sécurité dans le pays… Le seul moyen qui paraisse un peu praticable pour en venir à bout, ce serait de faire des battues comme pour les loups de France ». Cette vision sera très vite diffusée par la presse et les différentes Bandes Dessinées qui émergent à l’époque. L’école française n’échappera pas à cet « cannibalismania » puisqu’une belle illustration de Beuzon (1910) tirée d’un des classiques de l’aventure en Nouvelle-Calédonie nous montre une jeune femme enlevée par des Canaques. Dans un autre registre, un protège-cahier à l’usage des écoliers montre une série de faces de singes entourant un gorille enlevant une fillette blonde. On n’est pas loin du mythe de King Kong. Un film « Les mangeurs d’hommes » d’André Paul Antoine et de Robert Lugeon sera même présenté à Paris au Moulin Rouge le 27 mars 1930. Comme le souligne Joël Dauphiné : « Dans les rares romans-photos où ils apparaissent, les Néo-Calédoniens étaient invariablement présentés comme des guerriers à demi-nus, féroces et inquiétants à souhait, cannibales à l’occasion. Il en était de même dans les illustrés et la littérature pour enfants où ils servaient de croquemitaine. Les journaux populaires abondaient de caricatures, de dessins plus ou moins ignobles, d’innombrables blagues à connotation raciste… La carte postale reprenait la même thématique. »
3) Une assise scientifique et une justification politique
Cette perception du cannibale océanien va se retrouver renforcée par de nombreuses théories pseudo-scientifiques de l’époque. Ainsi la plus célèbre est l’évolutionnisme, qui cherche à démontrer que l’indigène océanien est au rang des êtres les plus primitifs de l’espèce humaine.
Selon Gérando dans son ouvrage « Considérations sur les diverses méthodes à suivre dans l’observation des peuples sauvages », datant de 1800, « l’objet réel de la science de l’homme, c’est de composer une échelle exacte des divers degrés de civilisation. »
Les scientifiques vont donc s’attacher à démontrer cet aspect primitif au travers de caractéristiques physiques, des coutumes voire des caractères (anthropophagiques), les trois seront souvent mis en adéquation comme le montre cette exemple, énoncé par Dauphiné (p42) « le canaque était considéré par tous comme un sauvage. Des dizaines de critères physiques, mesurables, soigneusement choisis pour la démonstration semblaient l’attester, comme le poids de son cerveau, la capacité de sa boîte crânienne, son prognathisme… La corrélation généralement effectuée entre les données physiques, qui étaient supposées établir son infériorité et les qualités morales et intellectuelles, permettait en outre d’avancer que le canaque, soumis à ses instincts et à la nature était forcément menteur, fourbe, cruel, immoral, stupide, imprévoyant, fainéant, misérable. Le prognathe, dont la forte projection des mâchoires paraissait simuler une sorte de museau n’était-il pas d’ailleurs un anthropophage impénitent, doté d’une impressionnante dentition… Le sourire est inconnu à ces sauvages; aussi quand ils veulent manifester leur joie, ils ouvrent largement leur vaste bouche, et à la vue du formidable râtelier dont elle est armée, et qui se découvre alors en entier, alors on songe malgré soi au goût si prononcé de cette race pour la chair humaine, et l’on se trouve transporté par la pensée autour d’un festin de cannibales. »
D’autres mœurs vont être mis en avant comme le pilou (danse) pour affirmer cette primitivité voire cette dangerosité. Ainsi Selon Jehanne d’Orliac décrivant le pilou : « Il vaut mieux se retirer avant … On ne sait si l’on ne finirait pas dans un sous-bois impénétrable aux bras d’un de ces hommes redevenu une brute, ou mieux, dépecé en morceaux pour le repas du matin, dans un plat à kawa en forme de pirogue minuscule. » De même Salgari dans « Le Trésor de la Montagne d’Azur », en 1920, décrit ces indigènes comme « les peuples primitifs, les insulaires du Pacifique ont une passion particulière pour les danses nocturnes […] à un signal donné par leur chef, ils s’élancent comme une bande de démons déchaînés, en poussant des hurlements, en agitant leurs armes, accompagnés par une troupe de musiciens qui soufflent à plein poumons dans des espèces de flûtes faites avec des tibias humains. »
Ce stéréotype va être renforcé par « l’outillage cannibalesque » de ces peuples. Les premiers clichés montrent des personnages affublés d’armes qui sont susceptibles d’être utilisés pour des activités anthropophagiques : comme le « casse-tête » ou « la hache ostensoire », par exemple. Il y un « kit » du cannibale. On retrouve dans de nombreux ouvrages scientifiques et littéraires cet ordonnancement d’une échelle liée au degré de civilisation. Comme le démontre Dauphiné : « Selon les évolutionnistes, les premiers caractères d’une civilisation étaient l’existence d’une architecture de pierre, l’emploi d’une langue suffisamment commune un ensemble de peuples (opposée à l’idée d’isolement comme facteur de sauvagerie), le développement d’une ornementation riche et complexe et l’existence de divinités dépassant le stade inférieur du culte des esprits ancestraux. Australie et Mélanésie sont donc exclus de la qualité de peuple civilisé ». Au dernier échelon, on retrouve les cannibales d’Océanie (p19) : « Aux plus bas degrés, on trouve les hommes du Pacifique avec, au dernier échelon, les aborigènes d’Australie, précédés immédiatement par les Mélanésiens (Papous, Salomonais, Hébridais et Kanak). L’échelon supérieur est occupé par les Fidjiens qui font la transition entre les sauvages Mélanésiens et les Polynésiens chez lesquels les observateurs ont trouvé des traces évidentes, selon eux, de civilisation plus développée. » Le Noir d’Afrique n’était plus tout à fait la brute, davantage considéré comme un enfant rieur et naïf. Les canaques n’eurent pas ce « privilège » ainsi « le nègre d’Océanie » demeurait donc un sauvage, un des derniers peut-être… Ce classement est également partagé par la littérature. Ainsi Jack London dans son roman « L’Aventureuse » : « …Il en va autrement avec les Noirs des îles Salomon. Ils sont, avec leurs cheveux crépus, au plus bas degré de l’espèce humaine, au-dessous même des Nègres africains. »
Ces représentations, largement dépréciatives, vont induire et justifier un sentiment de supériorité et de domination vis-à-vis de peuples estimés ou qualifiés d’inférieurs. Et en effet, elles justifient la politique colonisatrice de la France. Elle a une mission, celle de civiliser ces peuplades primitives. C’est là que vont intervenir les expositions universelles et leurs «villages indigènes».
4) Entre spectacle « anthropo-zoologique » et voyeurisme scientifique
C’est dans ce cadre que se situe le roman « Cannibale » de Daeninckx. L’exhibition des Canaques et d’autres peuplades permettaient de légitimer la conquête et la colonisation de nouveaux territoires. Ces expositions universelles étaient relayées par des musées ethnographiques, qui permettaient de montrer, conserver et de rassembler les objets utilisés par les peuples indigènes. Deux mondes vont se côtoyer dans ces manifestations : celui du monde scientifique et celui du spectacle.
A la même époque, se développe en Europe et en Amérique du Nord une sorte « d’industrie du regard ». C’est Barnum et son Musée américain à New York dans les années 1840 et ses « freak shows ». On met en scène le « monstre ». Il y a ce que Jean-jacques Courtine appelle : « une théâtralisation de l’anormal. » Selon cet auteur, ces manifestations, le village indigène et les spectacles de Barnum, obéissent malgré tout à une même logique, la recherche du spectaculaire : « Bien avant la modernisation de ces exhibitions « anthropo-zoologiques » par Carl Hangenbeck à partir de 1874 à Hambourg, ou avant que l’image du sauvage ne fasse place à celle de l’indigène pacifié par les bienfaits de la civilisation dans les années…il ne fait guère de doute que …que les différences raciales furent tout d’abord objet de spectacle, face à des regards prompts à deviner l’anomalie monstrueuse sous l’étrangeté exotique. Il faut y voir la subsistance d’un fond anthropologique extrêmement tenace, une confusion ancienne entre le difforme et le lointain qui fait de la monstruosité corporelle la mesure de l’éloignement spatial et le signe de l’altérité raciale ». L’histoire de la vénus hottentote est révélatrice de cette approche.
Il y a un effet coercitif de normalisation dans la mise en scène de ces villages indigènes. Toujours selon le même auteur reprenant la formule de Georges Canguillem, qui élucide ce lien entre le monstre et la norme : « Au XIX siècle, le fou est à l’asile où il sert à enseigner la raison, et le monstre est dans le bocal de l’embryologiste où il sert à enseigner la norme ». De même selon Jean-Jacques Courtine (Cf. « Histoire du corps, volume III: les mutations du regard, le XX siècle ») : « derrière les grilles du zoo humain ou dans l’enclos des villages indigènes des Expositions Universelles, le sauvage sert à enseigner la civilisation, à en démontrer les bienfaits, en même temps qu’il fonde cette hiérarchie « naturelle » des races que réclame l’expansion coloniale. »
Les personnes, qui viennent visiter ces zoos humains, veulent retrouver cet Autre sauvage et cannibale. On vient voir le canaque tel qu’on se le représente, comme le souligne Dauphiné : «… malgré une modeste tentative de promotion de la race calédonienne qualifiée de « race intelligente, forte et fière: qui sera sans grand succès, car elle allait à l’encontre des représentations du public et bousculait trop d’idées reçues. » En effet, le public s’attendait à éprouver le grand frisson, devant des êtres qu’ils espéraient voir à demi nus, agressifs à souhait, qu’ils seraient plus à imaginer en cannibales alors qu’évoluaient devant des indigènes silencieux et réservés, vêtus à l’européenne, bien peu exotiques à la vérité. »
Cet imaginaire va ancrer ces stéréotypes de manière durable et sera relayé efficacement par les différents médias. Ainsi pour beaucoup de français, « la colonie se réduisait ainsi à quelques images: le riz pilé, la danse hystérique, la négresse avec son enfant dans le dos, un contre-jour de pirogue sur un fleuve anonyme ou …un repas de cannibales! »
A côté de cet Ailleurs mystérieux et inquiétant que représente la Mélanésie, un autre lieu mythique va nourrir les fantasmes des européens: la Polynésie et ses vahinés.
B) La Polynésie et ses vahinés
1) Le poids de l’imaginaire véhiculé par les voyageurs et les artistes
« Grâce à Bougainville et Diderot, repris par Loti et Gauguin, l’île de Tahiti n’avait pas cessé d’être présentée comme un espace de liberté, y compris sexuelle, et de douceur de vivre. » (cf. Dauphiné p51). Nombreux sont les artistes, écrivains, les peintres, photographes qui chercheront à immortaliser cet Eden océanien.
2) Gauguin et son paradis :
Ce peintre va illustrer peut être le mieux cette recherche d’un paradis perdu à travers ses tableaux. Selon Françoise Cachin, « Les Océaniens ont toujours eu pour Gauguin l’attrait de ceux qui ont la grâce, et une grâce aussi bien spirituelle que physique. Ce sont de bons sauvages pour premiers chrétiens. »
C’est une quête initiatique de l’origine du monde que vient rechercher Gauguin dans ce « Tahiti mythique et virgilien ». On retrouve également cette approche avec Pierre Loti dans son livre « Le Mariage de Loti »: « Toute pensée religieuse, tout sentiment chrétien s’étaient envolés avec le jour: l’obscurité tiède et voluptueuse redescendait sur l’île sauvage; comme au temps où les premiers navigateurs l’avaient nommée la nouvelle cythère, tout était redevenu séduction, trouble sensuel et désirs effrénés. »
Selon F.Cachin, les parallèles avec le monde antique sont mis en évidence dans la peinture du célèbre peintre (p172): « sous le pinceau de Gauguin, Tahiti suivit bien souvent le modèle antique pour devenir une nouvelle Arcadie, une version symbolique de l’âge d’or virgilien …il semble, par exemple que le beau nu féminin accroupi du tableau du musée Pouchkine de Moscou : Aha oe Feiü? (Eh, quoi tu es jalouse?) Soit fait d’une photo du Dyonisos du Parthénon. »
Elle souligne également cette prééminence de la Nature: (p71) « Ces tahitiennes aux épaules larges, au dos solidement posé sur des hanches étroites, avec un rien d’asexué qu’accentue cette présentation « côté pile », gardaient peut-être l’anonymat de beaux animaux dont la vie et les gestes sont harmonieusement liés aux mouvements de la nature. »
C’est donc un parcours initiatique qui se révèle dans ses tableaux. Gauguin cherche l’âme originelle, « l’âme maorie ». Ce que Diderot énoncera en une phrase: « Le Tahitien touche à l’origine du monde, et l’Européen touche à sa vieillesse. » C’est cela que tente de retranscrire Gauguin dans sa peinture, à la fin de sa vie.
N’était-ce pas là que prend naissance véritablement la première approche de ce qu’on peut appeler la notion « d’authenticité »? Dans sa vision primitive mais positive, non viciée par toute trace de civilisation comme l’avait énoncé précédemment Rousseau. C’est l’exotisme du bon sauvage.
Il faut reconnaître cependant que cet imaginaire véhiculé par ces artistes occultera un travail sur la réalité ethnosociologique de cette Polynésie. A priori, l’imaginaire suffisait!
II. Grille(s) de lecture et généalogie de ces représentations
Cette image représentant ce guerrier canaque, m’a frappé, car elle me semblait fausse. Je ne me suis pas reconnu dans ce personnage. Et c’est peut-être là le nœud du problème, c’est un « personnage » créé par les fantasmes de ces Occidentaux du début du XIXè siècle. Je n’avais pas « la bonne paire de lunettes ». Cette grille de lecture ne s’est pas faite en un jour; Elle est le résultat d’une histoire, d’une généalogie.
1) Généalogie de ces représentations : la mythologie de l’Autre et de l’Ailleurs
Il y a forcément des résurgences de l’Odyssée d’Homère dans tout voyage maritime. Le monde antique regorge de personnages qui vont construire cet Autre et cet Ailleurs.
Il y a du cyclope dans le cannibale d’Océanie et de la nymphe chez les Tahitiennes. D’ailleurs, les parallèles que font les artistes comme Gauguin sont assez révélateurs de cette perception. Les monstres ont toujours existé dans l’imaginaire des hommes.
Katérina STENOU évoque ainsi l’histoire de ces cinocéphales : « les hommes-chiens sont largement représentés dans l’imaginaire. Marco Polo semble avoir été influencé par des récits de navigateurs arabes qui, instruits du cannibalisme des habitants de l’archipel des Andeman, leur prêtaient l’apparence effrayante des hommes-chiens. »
2) Le monde antique et scientifique : les « clichés »
Deux éléments vont troubler mon regard : cette colonne antique, à droite, en arrière-plan et la posture figée de ce guerrier Canaque. Ils sont pour moi les deux punctums de cette image, tel que le définit Barthes (« La chambre claire », 1980). Ils sont la convergence entre ces deux grilles de lecture qui vont paradoxalement se croiser et se compléter : celui d’un imaginaire traversé par la mythologie antique et celui du nouveau monde, moderne, scientifique. On est dans une époque où les voyages sont en Océanie des missions scientifiques. C’est la création de la Société des observateurs de l’Homme et la naissance de l’Anthropologie. Un nouvel ordre se crée, de nouvelles classifications voient le jour, dans les sciences naturelles… Comme on l’a vu précédemment, l’indigène n’échappe pas à ce nouvel ordonnancement du monde. Nous avons ici affaire à un « spécimen » tel que le conçoivent les scientifiques. Cette image donne une perception presque « fossilisée » de cet homme. On imagine aisément un « éminent anthropologue » rangeant cet « homme empaillé » entre le primate et le polynésien pour respecter cette fameuse échelle évolutionniste.
C’est ce que confirment l’analyse de Dauphiné et Bullard (p324-325): « Les clichés photographiques opéraient donc comme des créations symboliques et réifiantes transposant et transformant des réalités observées à travers une grille culturelle d’interprétation…Les clichés s’inscrivent à bien des égards hors du temps, faisant d’un ailleurs-autrefois un ici-maintenant, tout à la fois présent dans l’espace-temps du spectateur et irréversiblement figé dans le passé. Les ambiguïtés spatiales et temporelles du cliché photographique confirment l’espace de l’Autre tout en le niant.»
Voilà ce qui montre toute la fausseté de cette image, cette volonté « d’une économie visuelle unificatrice », regroupant des valeurs qui semblent antagonistes voire contradictoires. Quel tour de passe-passe magnifique!
Mais mieux encore avec cette colonne antique, l’imaginaire et l’iconographie se retrouvent. Cette approche se traduit également dans les photographies et les cartes postales des tahitiennes au début du XIXè siècle. Des photographes comme Lucien Gauthier et Charles-Georges Spitz entretiendront ce culte du mythe polynésien. La tahitienne est souvent présentée comme (cf.Gauguin): « l’Eve après le péché pouvant encore marcher nue sans pudeur, conservant toute sa beauté animale comme au premier jour. »
3) La photographie et la cage pour les zoos humains ont la même force coercitive
Ces clichés vont faire beaucoup de dégâts car ils ancrent de nombreux stéréotypes.
Ils vont enfermer ces peuples océaniens physiquement et psychologiquement dans des « enclos ». C’est ce que soulignent Dauphiné et Bullard (p120) : « le corps de l’Autre est séparé de celui du visiteur, par des artefacts divers : grillages, barrières, enclos en bois… Cette séparation des corps crée les conditions de l’extériorité, de l’objectivation, de la distance et de la domination. »
Les Kanak constatèrent amèrement que ces clichés restaient d’actualité lorsqu’ils furent sévèrement réprimés par l’armée française pendant les événements de 1984 à 1988.
Comme le soulignent nos deux auteurs, il y a un paradoxe entre des discours humanistes de l’époque et l’essor des zoos humains: « Ce que les zoos prouvent et soumettent à notre réflexion, c’est que la culture de la modernité, qui a comblé tant de rêves et d’aspirations de l’homme, porte aussi en elle un phénomène inverse, accablant d’inhumanité et d’avilissement.
.. Le discours des droits de l’homme peut-il être porteur dans, la noblesse de sa forme d’une réalité si perverse, si avilissante ? »
On retrouve ce phénomène de déshumanisation avec l’épisode des tontes de ces femmes considérées comme « traitresses» par la résistance après la seconde guerre mondiale et encore plus près de nous les photos de tortures d’Abu Ghraib.
Cependant, ces clichés d’indigènes s’inscrivent dans un but précis (cf. Dauphiné et Bullard, p10) celui d’un projet colonial qui « s’inscrit dans cette volonté uniformisatrice, de remodeler le monde à son image, de faire disparaître le sauvage comme on a marginalisé le handicapé ou le taré. Projet d’une raison occidentale irriguée par l’utopie de la transparence scientifique, il nie la nécessité de la présence de l’Autre, de sa manifestation comme témoignage de ce que l’on est à travers ce que l’on n’est pas. »
4) Les images intérieures de Belting et la mémoire collective
Cette image appartient donc à une généalogie d’images. Comme le souligne Hans Belting(Cf. « Pour une anthropologie de l’image », 2001) , nous en avons fabriqué et nous continuons à en fabriquer. Pour ce dernier: « A travers elles, l’homme représente la conception qu’il se fait du monde et qu’il veut donner à voir à ses contemporains… Une « image » est plus que le produit d’une perception. Elle apparaît comme le résultat d’une symbolisation personnelle ou collective. Nous vivons avec des images et nous comprenons le monde en images. Ce rapport vivant à l’image se produit en quelque sorte dans la production extérieure et concrète d’images qui s’effectue dans l’espace social et qui agit, à l’égard des représentations mentales, à la fois comme question et réponse, pour employer une formulation tout provisoire.»
Il y a donc une « mémoire collective d’images ». Certaines de nos images « intérieures » sont issues de cet héritage. Mais partageons-nous vraiment la même grille de lecture de cette image? A mon avis non, les récents problèmes dans l’actualité sur « l’Histoire partagée » montrent que pour certains (l’embuscade de Waan Yaat à Hienghène ou celle des événements d’Ouvéa) restent encore des sujets sensibles.
III) Conclusion
Cette image fait-elle partie de ma mémoire de Kanak ? Certainement, mais sa force s’est atténuée avec d’autres images comme celle de la poignée de main de Jean-Marie Tjibaou et de Jacques Lafleur lors des accords de Matignon, suivis ensuite des accords de Nouméa en 1998. Je suis toute cette mosaïque d’images, de répression, de lutte mais aussi de pardon et de réconciliation.

Je pourrais me poser la question : n’ai-je pas moi aussi hérité de stéréotypes ? Qui est donc ce blanc ? Qui est cet Européen ? Est-il seulement ce colonisateur, ce soldat ou ce missionnaire ? Il a été aussi cet Autre… Certainement lui aussi enfermé dans ces stéréotypes… Les miens et les siens !
Cet homme qu’on a exhibé, enfermé, réprimé, presque « empaillé » et rangé dans un de ces vieux musées européens, a su faire le mort (vieille ruse guerrière devant un ennemi trop puissant). Et malgré tous ces « ENCLOS » physiques et psychologiques, il est revenu plus fort que jamais.
Voilà la suite que je veux donner à cette généalogie d’images. Car cette image, c’est Moi et l’Autre… C’est Nous, c’est l’Histoire Partagée de ces images… Avec ce regard dans la même direction vers un avenir de plus en plus INCERTAIN…
Oreone !
Image : Page de couverture de « Cannibale de Didier Daeninckx












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