La parole performative

« La société est sens avant tout », Cf. Louis Dumont (1983).

Dans l’extrait de Pascal Boyer qui nous est proposée d’être analysé, émergent deux idées forces, que semble assez bien résumer la citation ci-dessus de Louis Dumond. D’une part, pour l’ethnographe dans son travail d’investigation, les aspects qui sont « secondaires » ou « contextuels » sont souvent les plus cruciaux dans le traitement cognitif. D’autre part, les « données » orales sont le résultat d’actions sociales. Pour illustrer ces deux affirmations, je vous propose de nous intéresser à la coutume dans la société kanak et aux genres littéraires oraux.

En effet, dans les sociétés océaniennes et en particulier la société kanak, chaque acte de parole obéit à des normes précises et à des genres discursifs qui peuvent varier selon la situation d’énonciation.

 Nous verrons donc dans une première partie  que l’acte de parole s’inscrit toujours dans une situation d’énonciation culturelle qui a ses propres régularités, un peu comme une grammaire symbolique (I).

Puis dans une deuxième partie que chaque acte de parole s’intègre dans un jeu d’interactions sociales, qu’il lui faut apprendre d’abord à décoder puis à y répondre (II).

I- La situation d’énonciation culturelle ou la grammaire symbolique de la coutume

Selon un fascicule de la Maison de la Nouvelle-Calédonie sans doute à destination des touristes, «Faire la coutume» consiste à accomplir un ensemble d’actes indispensables pour entrer dans le monde kanak. C’est s’engager dans une relation précise avec un individu – ou un groupe d’individus – à un moment et dans un lieu donnés. C’est se connaître et se reconnaître l’un l’autre ». Ainsi comme l’indique cette définition un peu sommaire, faire la coutume obéit à un certain nombre de conditions, qui pourraient se formalisées en deux grandes catégories : les « indicateurs » de temps et de lieux et le schéma actanciel.

A – Les indicateurs spatio-temporels

Dans la société kanak, l’espace et le moment de la parole sont aussi importants que la parole elle-même. Il est important de noter que pour certains rituels socioculturels, la parole obéit à un cheminement qui ne laisse rien au hasard car sans le respect de ce protocole très codifié, la parole perd de sa valeur et de son objet.

1) L’espace

Dans tout rituel culturel, Le kanak sait que sa parole doit tenir compte du lieu où il se tient. Ce lieu n’est pas vierge, il est habité physiquement et symboliquement par les clans propriétaires, la chefferie et les esprits des ancêtres qui la composent. Il lui faut donc entrer dans cet espace par un geste, qui lui permet de franchir « la porte » dès que son geste (le « Qemek » en Drehu) de demande d’hospitalité est accepté. Il y a donc une géographie sociale et symbolique  qui se formalise dès qu’un geste est enclenché. Nous sommes dès lors dans un autre espace-temps.

2) Le moment

Il en va de même pour le temps, qui doit être pris en compte. Dans la vie d’un kanak, trois temps forts ponctuent son existence : sa naissance, son mariage et sa mort. Si l’acte de parole est en lien avec l’un de ses trois moments clefs, il obéira à une forme de nomenclature précise.

De même, comme indiqué précédemment, lors d’une coutume nous passons à une autre temporalité qui s’inscrit dans le temps long : celui de la généalogie de ces gestes, qui réactualisent les liens et le statut de chacun. La coutume, c’est aussi la mémoire du devoir.

3) Le chemin (de la parole)

Ce devoir coutumier obéit à un ordonnancement précis. La parole a son chemin et c’est ce dernier qui donne le sens voire l’essence de l’acte de parole. Ainsi dans la fête de l’igname (ou Rekoko à Maré) le frère cadet donne sa nouvelle igname à son aîné, qui lui-même le présente au chef du clan (frère aîné de la fratrie du clan ayant un ancêtre commun), qui enfin le présente à la grande chefferie. Le cheminement devient lui-même « parole performative» et reconnaissance du statut social et des responsabilités de chacun.

B – Le schéma actanciel visible et invisible

L’acte de parole s’inscrit dans une situation d’énonciation culturelle qui peut parfois paraître complexe mais qui permet de donner la cohérence du discours. Pour rappel, la situation d’énonciation implique d’identifier qui parle (l’émetteur), à qui il parle (le ou les destinataires), de quoi il parle (l’objet), quand et où (temps et lieu).

1) L’émetteur (identité, statut social, identité généalogique)

Dans toute coutume kanak, nous verrons que l’identité généalogique et le statut social de l’émetteur est aussi importante que son discours. D’ailleurs, pour certaines coutumes, l’émetteur est incontournable et sans lui, le travail coutumier ne pourrait aboutir : c’est le cas de l’oncle maternel du jeune marié pendant le mariage coutumier à Maré, le Ule Hnameneng. Dans ce cas précis, il n’y a qu’un seul émetteur « désigné » : c’est le frère coutumier de la mère du marié.

2) Le ou les destinataires (identité, statut social, identité généalogique)

Tout acte de parole (discours coutumier et genres littéraires océaniens) a un ou plusieurs destinataires. Il sera identifié selon son identité familiale, généalogique et clanique, son statut social et son rôle dans la chefferie.

3) Les intervenants invisibles (les ancêtres, le langage des signes de la nature  et le moi passé-présent-futur)

Les destinataires invisibles sont aussi pris en compte : les ancêtres, la Terre et les esprits des lieux. Cet espace dialogique concerne aussi l’orateur qui s’inscrit dans un dialogue différé avec lui-même. En résumé, dans le temps coutumier, l’orateur parle aussi à son moi communautaire d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Tjibaou a en partie raison : mon identité communautaire est devant moi mais pas seulement, elle est aussi derrière moi et ancrée dans le temps présent.

L’orateur est aussi dans un dialogue avec la Nature-signes : le caillou qui est à ses pieds, la légère brise qui secoue les feuilles du cocotier, le vol d’une frégate au loin lui parlent et « ponctuent » son discours. L’Océanien sait que l’univers parle, il n’aura de cesse,  lors d’événements et de toute cérémonie coutumière, de déceler les signes du MONDE qu’il devra déchiffrer.

Cette dialectique du discours implicite par les signes traverse les actes de paroles et les différents genres littéraires océaniens. Ces signes sont dans la langue et dans  les mots en langue : ils ne sont pas véritablement ce qu’ils semblent être, la polysémie devient dès lors codage symbolique et elle nécessite un effort d’interprétation de la part du destinataire. La parole océanienne s’inscrit  toujours dans un espace dialogique : ce que confirme la devise de notre pays, Terre de parole, terre de partage…ou pour résumer : TERRE DE PARTAGE DE LA PAROLE !

II- Parler le langage des signes du monde ou décoder le message performatif

Les actes de parole et certains genres littéraires océaniens obéissent donc à un codage symbolique plus ou moins important. On ne peut donc dissocier la trame narrative de l’aspect sociologique des interactions. Ainsi selon le statut du conteur et de l’auditoire, la version d’un conte pourra évoluer. Pour certains, l’histoire aura une dimension initiatique. Pour d’autres, elle aura une dimension de contestation de l’ordre social. Cette approche calibrée de la parole  se formalise selon Patrice Godin par le processus qu’il nomme par : « l’économie de la parole ».  L’acte de parole est conditionné par des situations, des genres et des modalités de prise de parole.

Il faut distinguer la tradition orale de « l’oraliture » qui est le processus de passer de l’oralité à la forme écrite. L’oralité, correspond quant à elle à quelque chose à l’intérieur de la parole. C’est le patrimoine transmis verbalement et qui  indissociable de l’identité social/culturel. L’oralité est nécessairement traditionnelle.

A – L’économie de la parole

La parole a un statut particulier dans les sociétés de tradition orale. Elle est vitale dans le groupe communautaire. Comme l’indique Michel Auffray : « comme la terre, la parole est féconde. Elle est l’acte initial à l’origine des règles sociales ».

1) Les genres discursifs

A chaque événement coutumier correspond à un genre discursif précis. On y retrouvera une situation d’énonciation spécifique : l’émetteur, le destinataire, l’objet de la parole…

On y décèlera aussi tout un réseau sémantique avec champs lexicaux qui empruntent à la métaphore filée. Ainsi l’un des stéréotypes les plus utilisés de certains textes oraux mais que l’on retrouve dans certains discours coutumiers liés aux mariages sont les « paroles lianes » (Cf. Michel Aufray) qui rendent visibles les relations sociales là où les racines et les tubercules représentent les origines cachées de la communauté.

On retrouvera également la métaphore des paroles nourricières. Ces métaphores alimentaires s’appliquent aux paroles qui ont une fonction éducative, aux paroles qui apportent la connaissance, ainsi en Nengoné, on retrouvera la notion d’essence d’une parole par l’expression « kaka-ilen » ou son sens profond (co kaka veut aussi dire manger)…

2) Une autre typologie pour les genres littéraires océaniens

La classification des genres littéraires Kanak voire Océanien ne correspond pas véritablement à la classique typologie occidentale des textes, étudiée à l’école. Les travaux de Jean Guiart, d’Eliane Maité, de Jean-Claude Rivière et d’Alban Bensa ont permis de mettre en évidence d’autres critères internes qui touchent à la structure du texte. D’autres critères doivent être pris en considération selon Michel Aufray :

  • la thématique (ex : « Nyineua tro » à Tiga , les gens de Tiga sont conditionnés par ce texte) ;
  • le statut cognitif et la fonction culturelle du texte (en lien avec la réalité sociale voire sociologique du texte) ;
  • une fonction pédagogique : certains textes servent à éduquer, à développer la personnalité des individus, à transmettre la morale du groupe ;

D’autres visent à faire adhérer l’auditoire à l’idéologie de la communauté ou au contraire à en contester l’ordre social établi.

B – La part de créativité

Selon Patrice Godin, La créativité vient du verbe créer, la  création est une notion qui n’existe pas, par contre la créativité suppose qu’on crée à partir de quelque chose : la société et la culture. Ainsi, on va créer un mythe avec plusieurs variantes.

1) Lire et interpréter les signes du monde dans la langue et les mots

L’acte de parole suppose un espace dialogique et d’interlocution : l’émetteur parsème dans son récit des indices linguistiques et lexicaux qui sont autant de clés pour arriver à la compréhension sociologique et culturelle de l’histoire. Selon le contexte et l’auditoire, les récits auront des visées différentes. Il est également possible qu’un récit peut avoir plusieurs niveaux de compréhension avec des repères de progressivité.

2) Le schéma narratif et forme généalogique

Pour toute histoire, il convient de :

  • mettre en évidence la structure généalogique
  • la forme narrative du texte (situation initiale : constituant le point de départ ; élément déclencheur : péripéties et épisodes ; évènement résolutif ; situation finale)
  • faire des hypothèses sur la narration.                    

En conclusion, le jeune kanak doit apprendre à intérioriser ses différents schèmes de prises de parole et de discours : c’est l’école de la coutume. Il verra comme l’ethnologue que les aspects contextuels sont aussi voire sinon plus importants que le discours lui-même et que ces actes de paroles s’inscrivent dans un schéma de communication interactif où la parole devient performative : Qaja Quca- Quca Qaja !

Il devra par la suite de manière presque intuitive devenir lui-même un ACTANT DE LA PAROLE.

Ci nidi oreone.

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