Nickel : ignorer les contradictions, sauver les apparences

Un diagnostic lucide et sans concession ?

L’économie minière traverse actuellement une des pires crises de son histoire.

Lentement, mais sûrement, le pays s’y enlise. Promptement et avec constance, les dirigeants politiques, locaux comme nationaux, s’efforcent de masquer les contradictions et de sauver les apparences. Ils veulent nous faire savoir qu’ils veillent et ne restent pas sans agir.

Preuve. La présidente de l’assemblée provinciale du Sud est venue, au journal du vendredi 19 janvier 2024 au soir sur NC la 1ère, annoncer à la population calédonienne qu’un groupe de travail – comprenant des représentants de l’État, des collectivités locales, des entreprises métallurgiques, de leurs actionnaires et de plusieurs organisations professionnelles – s’était réuni avec pour objectif « d’améliorer les conditions opérationnelles et financières dans lesquelles opèrent les usines ». « Des avancées substantielles » auraient été enregistrées, « un projet de pacte nickel » aurait été d’ores et déjà consolidé », même si certaines des parties prenantes ont émis des réserves exprimées « sur nombre de points ».

Le plus important à en croire la présidente est qu’un diagnostic lucide et sans concession ait été posé. Au niveau international, « la détérioration actuelle des cours du nickel » serait en partie due à une « augmentation importante de l’offre en provenance d’Indonésie ». Au niveau local, le coût prohibitif de l’énergie grèverait la compétitivité des entreprises minières calédoniennes.

Conséquence, nous dit la présidente : plus « aucun industriel ne veut soit rester, soit venir, en Calédonie » ; et « les trois usines calédoniennes sont dans une situation extrêmement grave : sans mandat ad hoc, ou sans conciliation, avec une cessation de paiements pour les trois prévue au mois de février 2024 »

Il y a donc urgence. Et bien sûr des solutions.

Pour éviter la cessation de paiements, il faut un « financement d’envergure non couvert à ce stade pour l’année 2024 » et « il appartient à chaque partie concernée de se prononcer de manière formelle sur le projet ». L’État et la province Sud ont posé plusieurs milliards sur la table. « Il ne reste plus que quarante milliards à financer ». Et, nous dit-on, « dans ce contexte, les entreprises ont été invitées à encore optimiser leurs plans d’affaires pour réduire ce besoin de financement résiduel et, à la lumière de l’ensemble des efforts accomplis, il a été demandé aux actionnaires de référence des entreprises métallurgiques d’examiner les conditions dans lesquelles ils pourraient apporter leur soutien pour couvrir ce besoin. »

Quant aux leviers qui doivent par ailleurs et sur le plus long terme conduire à une amélioration de la situation, on les connaît, la présidente de l’assemblée provinciale Sud et le groupe de travail ne font que reprendre ceux préconisés par Bruno Lemaire et l’Inspection générale des finances (IGF) fin novembre 2023 :

  • ouvrir plus largement l’accès au domaine minier afin de permettre un meilleur niveau de production et les exportations de minerai ;
  • la réduction de la facture énergétique grâce à une subvention conjointe de l’État et des collectivités calédoniennes ;
  • une restructuration financière.

Ceux qui prétendent nous sortir de la crise sont ceux qui nous y ont plongés

La présidente de la province Sud ne nous parle pas de la réforme du Code minier, il est vrai que ce n’est peut-être pas le plus urgent à ses yeux. Elle ne parle pas non plus de la nécessité de s’adjoindre des compétences industrielles. Mais, c’est normal puisque, elle l’a dit, « aucun industriel ne veut soit rester, soit venir, en Calédonie ». C’est Kom Sa ?

Oui, C’est Kom Sa ! Mais combien de temps encore avant que les Calédoniens ne prennent conscience des faux-semblants des discours politiques actuels sur l’industrie métallurgique du Pays et se décident à réagir ? Combien de temps encore avant que nous nous rendions compte que :

  • Ceux qui prétendent nous sortir de la crise sont ceux-là mêmes qui nous y ont plongés ?
  • Que certains des remèdes qu’ils nous proposent, loin de la résoudre, sont de ceux qui peuvent contribuer à l’aggraver ?
  • Que la crise est structurelle et non pas conjoncturelle comme le disait il y a peu encore Gérald Darmanin ?

L’état fortement responsable de l’échec de l’usine du Sud

Assurément, il y a péril en la demeure.

Mais n’est-ce pas le gouvernement français lui-même qui a favorisé la reprise de l’usine du Sud par le montage pour le moins scabreux de Prony ressources, en totale contradiction avec l’Accord de Nouméa pourtant constitutionnalisé ? Et n’est-ce pas aussi ce même gouvernement qui, alors qu’il pointe aujourd’hui l’absence d’un véritable acteur industriel à Prony, ne trouvait rien à redire à l’appel d’offres convenu de la Banque Rothshild et acquiesçait au rejet de l’association SMSP / Korea Zinc qui était et demeure actuellement un des tous premiers acteurs industriels du secteur ? Et cela pour lui préférer Trafigura, une entreprise de courtage pétrolier et d’affrètement maritime spécialisée dans le courtage et le transport des matières premières. Autrement dit, un trader, un acteur financier. Il est vrai qu’à l’époque, le gouvernement hexagonal affirmait publiquement qu’il n’y avait « qu’une seule offre pour la reprise de Vale NC » et le répétait à qui voulait l’entendre ?

Par ailleurs, n’est-ce pas encore le gouvernement français qui est allé jusqu’à annuler purement et simplement les engagements, pris à l’origine par Inco puis par Vale, de produire du nickel et du cobalt pur, et ce afin que l’usine puisse conserver les aides et avantages fiscaux consentis au lancement du projet initial ?

Et qui, au pays, a permis un tel montage hasardeux si ce n’est la présidente de la province Sud. Elle se targuait alors dans les médias d’être à l’origine de la conception même du projet, qui était, selon elle, novateur et qui constituait une réelle alternative à la politique industrielle, jugée archaïque, de la province Nord ?

La présidente de la province Sud a bradé l’usine et son minerai

N’est-ce pas aussi la présidente de la province Sud qui a laissé VALE partir libre de toute garantie de passif vis-à-vis du barrage de résidus, alors même que la responsabilité de cet industriel était mise en cause dans deux ruptures tragiques de barrages miniers de même gabarit, en 2015 et en 2019 ?

Aujourd’hui, avec le « génial » montage retenu, la Nouvelle-Calédonie perd en moyenne 30% de la valeur ajoutée liée au nickel et 50% de celle liée au cobalt. Mais on peut être rassuré, car ils ne sont pas perdus pour tout le monde. Ils sont aujourd’hui réalisés en Chine et au Japon et ils le seront demain en Corée du Sud, dans une usine – c’est un comble – ou sont associés Trafigura et Korea Zinc ! Et, bien évidemment, Trafigura est commissionné sur le produit semi-fini qui sort de l’Usine du Sud comme il le sera sur le produit fini qui sortira de Corée.

En fait, c’est avec cette stratégie globale que Trafigura prévoit pour 2023, une distribution de quelques 650 milliards de nos francs à ses actionnaires.

L’Indonésie et le coût de l’énergie n’expliquent pas tout

Mais le plus inquiétant pour Prony n’est peut-être pas cette perte de près de 30 % de son chiffre d’affaires, mais, dans l’obligation où elle va se trouver dans un proche avenir, de couvrir les charges de gestion de résidus inexistantes jusqu’à là, celles liées à l’exploitation de l’usine Lucy et qui sont loin d’être négligeables, de l’ordre de 10-15 % en plus de celles assumées jusqu’à aujourd’hui.

Assurément, la crise est là. Mais où est l’Indonésie dans tout cela ? Et les coûts de l’électricité ?

Ces coûts mis en avant pour expliquer la crise ne sont pas les mêmes pour les trois usines. La consommation électrique pour l’usine hydro métallurgique du Sud est bien moindre que celle des usines pyrométallurgies et donc électro-intensives de la S.L.N et du Nord.

D’autres facteurs sont aussi à prendre à compte. Les coûts de fonctionnement de Lucy – toujours dans sa phase de réalisation aujourd’hui – viendront encore alourdir la situation de cette usine.

Comment sérieusement imaginer que ce projet mirifique contribuera réellement à augmenter la production et non pas à creuser un peu plus le déficit de l’usine du Sud ? Et tout cela avec quelles conséquences pour le pays, ses finances et pour l’environnement ?

Oui, la crise est là.

Compte tenu des profits engrangés par Trafigura, est-ce à la Nouvelle-Calédonie ou même aux contribuables français de payer pour des stratégies qui leur ont été imposées, qui fragilisent leur économie et qui enrichissent des financiers exonérés de toute responsabilité vis-à-vis des pays où ils opèrent ?

Usine du nord : l’Etat a imposé des choix techniques douteux

Là aussi, il y a des difficultés, on ne saurait le nier, mais sont-elles du même ordre que dans le Sud ? À vouloir systématiquement les amalgamer, on peut se demander si les

politiques de la droite dépendantise locale comme le gouvernement français ne font

pas preuve d’une conception très singulière de l’impartialité et de l’intérêt général.

Commençons par le Nord si décrié.

Un montage archaïque y est-il vraiment à l’origine des problèmes ? Ou d’autres facteurs sont-ils à prendre en considération ?

Dans l’usine du Koniambo, l’industriel est actionnaire à 49 % et a pour obligation, après la construction de l’usine, d’assurer son fonctionnement et sa rentabilité avec tout ce que cela implique, y compris au plan financier.

De son côté, la SMSP est actionnaire à 51 % et a pour obligation contractuelle d’apporter la matière première. C’est à dire, une fois encore, que dans ce montage le massif de Koniambo ne peut en aucun cas servir de garantie financière.

Mais à l’époque où s’élabore le projet minier et industriel, l’État français pose plusieurs exigences drastiques à l’échange des massifs de Poum et du Koniambo. L’une d’entre elles consistait à imposer que les deux chaînes de production de l’usine soient construites en simultané – ce qui constituait une aberration – car, dans le monde entier, les constructions de ce type se font toujours séparément.

Normalement et en bonne logique, on met au point la première et s’assure de son bon fonctionnement avant de construire la seconde. On évite ainsi la réitération d’erreurs toujours possibles et consécutivement la multiplication des coûts de mise au point. Mais voilà, l’Etat n’a rien voulu entendre et a campé sur ses positions ; on connait aujourd’hui le coût exorbitant que cela a engendré et qui pèse encore malheureusement sur le développement de l’usine. La puissance nominale n’est toujours pas atteinte.

Et le coût de l’électricité dans tout cela ? C’est incontestablement un facteur pénalisant, même si l’usine du Nord dispose de sa propre centrale. Mais peut-on dire qu’il s’agit là du problème majeur ?

SLN : entre écrémage, archaïsme et économie de comptoir

Quant à la SLN, entreprise métallurgique présente depuis un siècle et demi dans le pays, on ne peut plus cacher le fait qu’elle ait vécu en compensant ses manques d’investissement et d’évolution par l’utilisation de minerai à haute teneur. Son usine ne peut plus répondre aux exigences technologiques et économiques contemporaines, elle est aujourd’hui obsolète.

La demande d’exportation à outrance de minerai, sans aucun retour financier pour le pays lié à sa transformation, qui est une des deux solutions proposées, équivaudrait aux pires périodes de l’économie de comptoir.

La seconde solution, la baisse des prix de vente de l’électricité, reviendrait une fois encore à exonérer les actionnaires de toute responsabilité vis-à-vis du pays où ils s’enrichissent.

Dans cette perspective, on peut s’interroger sur les décisions d’Eramet/SLN d’arrêter la production de mattes en 2016 puis de vendre l’unité de raffinage de Sandouville en 2022 alors même que cette chaîne de valeur leur permettait d’avoir un pied dans le marché des batteries.

Mais heureusement tout n’est pas perdu pour le pays puisque l’usine calédonienne de Corée (la SNNC) a, dès 2019, investi dans le domaine et qu’à partir de mars 2024 une de ses deux lignes de production sera convertie en mattes destinées à la chaîne de valeur des batteries pour véhicules électriques.

Les incohérences de Bruno Lemaire avec la Chine

Au passage, notons une autre contradiction qui ne manque pas de piment.

Pour le ministre de l’Économie Bruno Lemaire et ses porte-voix du pays, la Calédonie ne doit en aucun cas construire des partenariats avec le monde asiatique et tout particulièrement avec la Chine. Mais, les mêmes ne trouvent rien à redire au fait que la locomotive industrielle et financière d’Eramet, dont l’Etat français est actionnaire de référence, se trouve être actuellement, dans le domaine du nickel, le chinois Tsinghshan en Indonésie (51% Tsinghshan, 39% Eramet).

Par ailleurs, la même locomotive chinoise va permettre à Eramet d’être partie prenante en Argentine d’un projet d’exploitation de lithium. Voir à ce sujet le communiqué de presse de Eramet du 13 novembre 2023 d’où, curieusement, est absente toute référence aux investissements de l’industriel en Nouvelle-Calédonie.

Mais l’important, nous dirons certains, est que grâce aux Chinois, Eramet ait la possibilité de rester présent dans les différents domaines d’activité qui sont les siens. Maintenant, lorsque la présidente de la province Sud nous parle d’une « détérioration actuelle des cours du nickel » qui serait en partie due à une « augmentation importante de l’offre en provenance d’Indonésie », est-ce bien d’Eramet qu’elle nous parlait ?

Pas sûr. La présidente de la province Sud et ses collègues font sans doute partie de ces politiques qui pensent avec les ministres Darmanin et Lemaire « que la politique n’a rien à voir avec le développement économique »…

Le problème, c’est l’Indonésie et les coûts de l’électricité… C’est Kom Sa !

Alors, au final, quelles conclusions tirer de toutes ces incohérences ? Que croire ?

  • qu’il nous faut encore et toujours faire confiance à l’État français et à ses solutions pour nous sortir de la crise actuelle du nickel ? Et cela même si aujourd’hui cet État ne possède plus d’industries appropriées à même de relever les défis industriels qu’il définit ?
  • que les rapports que cet État produit sont fiables ? Leurs auteurs compétents et crédibles ? Leur finalité sans ambigüité aucune ? Et leur orientation politique dépourvue de toute volonté hégémonique ?
  • que le salut viendra d’une France qui n’a toujours pas renoncé à ses rêves de grandeur et ne sait décidément pas ce que « partenariat » veut dire ?
  • qu’aider la France à combler son immense retard dans le domaine industriel nous interdit de rechercher d’autres partenariats possibles avec d’autres pays, notamment de l’écosystème qui est le nôtre, le bassin indopacifique ? Mais aussi, avec les États-Unis qui, tout autant que l’Europe, sont en quête d’indépendance économique et industrielle vis-à-vis de la Chine, notamment dans le champ des métaux critiques ?
  • qu’il faut savoir rester à sa place ? Qu’aider la France à combler son retard doit absolument nous dissuader de chercher à assurer notre propre situation dans le monde en dehors de celle que cette puissance veut bien nous concéder ?
  • qu’exporter du minerai est faire œuvre de prospérité économique, de civisme et de salut public ?
  • que chercher à profiter de la valeur ajoutée liée à la transformation du minerai, revendiquer des retours financiers sur l’exploitation de nos ressources n’est pas réellement une tâche fondamentale pour notre pays ?
  • qu’il nous faut renoncer à vouloir coûte que coûte que soit prise en compte la valeur des gisements calédoniens ?
  • qu’il est plus important pour « sauver le soldat nickel » d’investir à égalité de fonds avec la France que d’interroger la responsabilité de l’État dans la crise actuelle et de vouloir lui trouver des alternatives rationnelles ?
  • que l’attitude de la France n’a rien à voir avec un colonialisme qui perdure ? que ses propositions de solution ne sont en aucun cas des moyens grossiers d’en prolonger l’agonie ?
  • en fait, que la crise actuelle est imputable à l’Indonésie et aux coûts de l’électricité ?
  • que C’est Kom Sa ? Même pour les pansements sur jambe de bois ?

Le 4 septembre 2023, nous avons publié un texte dont le titre était « Doctrine nickel ce qui doit réellement changer ». Des analyses et des réponses y étaient déjà esquissées. Il n’est peut-être pas inutile de les relire.

Cercle du croissant 02 Février 2024

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