Lors de son dernier passage dans le Pays, le Président de la République a dressé un tableau plutôt catastrophique de l’industrie et de l’économie locales du nickel. Les usines calédoniennes seraient toutes déficitaires et ne disposeraient pas des ressources financières et des moyens en énergie nécessaires à leur propre développement. Seul l’État les posséderait et pourrait les leur prodiguer, mais à condition d’abandonner la chimère idéologique de la doctrine nickel si chère au FLNKS et à la Province Nord. A condition aussi de faire désormais porter l’effort collectif sur la seule extraction et sur les exportations de minerai jugées utiles à l’industrie française et plus largement européenne, via sa transformation en dehors du pays.
Le Président de la République appelle donc à changer notre regard sur la filière nickel. Dans ce secteur, un « new deal » entre la France et la Nouvelle-Calédonie serait possible, il suffirait seulement que les acteurs politiques et économiques calédoniens fassent preuve d’un peu plus de réalisme.
Maintenant qu’en est-il du diagnostic énoncé par le Président de la République Française dans les faits ? Quelle valeur sérieusement attribuer à sa proposition de réorientation de la filière nickel ?
Le rapport de l’IGF : ses omissions et ses contradictions
Pour appuyer son discours, Emmanuel MACRON a fait remettre aux décideurs locaux le rapport de l’IGF (Inspection Générale des Finances) qui a servi de base à sa réflexion. La lecture de ce document est riche d’enseignements, mais révèle aussi tout le parti pris de l’Etat dans le traitement du dossier. Les omissions et les contradictions y sont nombreuses et manifestes. Et, à l’aube de nouvelles discussions politiques, il important d’en décrypter la signification au-delà des intentions affichées.
Les OMISSIONS, tout d’abord, dont on peut se demander si elles relèvent de l’ignorance des experts, d’une amnésie pathologique ou une volonté réfléchie d’occultation. Elles concernent principalement la mise en œuvre de la doctrine nickel. Comme si celle-ci n’était aujourd’hui encore qu’une pure utopie, sans aucune réalisation concrète.
Omission du fait pourtant avéré que la SNNC (Société du Nickel de Nouvelle Calédonie en Corée), autrement dit l’usine calédonienne de Corée, constitue aujourd’hui le premier investissement calédonien à l’étranger, que ce soit en termes d’exécution ou de chiffres d’affaires.
L’entreprise, comme le rappelle son site internet, est devenue un modèle de réussite en créant le premier processus de combinaison verticale au monde « Mine-fonte nickel-production d’acier inoxydable » et a été la première à produire du ferronickel pour POSCO, un des premiers aciéristes mondiaux dans un marché nickel inexistant en Corée.
Détenue à 51% par la SMSP, la SNNC produit chaque année, à partir des mines de la co-entreprise NMC, 54 000 tonnes de nickel métal contenu dans des ferronickels depuis l’extension de sa capacité. Sa production est entièrement vendue aux usines d’acier inoxydable de POSCO, situées sur le complexe industriel de Pohang en Corée du Sud.
Omission par ailleurs du fait que KNS (Koniambo Nickel SAS) ait assumé l’investissement de sa propre centrale électrique avec pour seule aide la double défiscalisation accordée par l’Etat et ce alors que pour la même période la SLN & PRNC (Prony Ressources Nouvelle-Calédonie) percevaient plusieurs aides pour palier leurs ruptures de trésorerie.
Omission enfin sur le fait que la teneur actuelle d’alimentation de l’usine de KNS a été décidée dans un objectif de durabilité et non subie en raison de problèmes techniques et de défauts de conception du process industriel.
Les CONTRADICTIONS maintenant. Privilégier l’exportation de minerai, comme le
recommandent le rapport de l’IGF et à sa suite le chef de l’Etat revient à saper plusieurs des
propositions qu’ils prétendent par ailleurs défendre.
Par exemple, investir dans la fourniture à l’industrie minière d’une énergie décarbonée et à
moindre coût n’impliquerait-il pas de plutôt privilégier la transformation locale du minerai que son exportation ? Ou à défaut, d’opter pour un modèle médian entre transformation locale et exportation, tel celui de l’usine offshore associant mineur et métallurgiste ?
Autre question : n’y a-t-il pas contradiction entre une transformation du minerai hors du pays et le fait de déclarer le nickel ressource stratégique ?
Ou encore, n’est-il pas paradoxal de prétendre maximiser les retombées économiques locales de l’industrie minière, alors qu’avec l’exportation vers des usines étrangères, on sait ne percevoir au mieux que 25% de la valeur du nickel contenu dans les minerais expédiés ?
Sur ce point précis, on notera d’ailleurs que le Président de la République Française et l’État ne sont pas à une contradiction près. Détenteur des titres miniers du gisement de WEDA BAY en Indonésie, le groupe ERAMET a conclu un accord avec le chinois TSINGSHAN pour sa transformation. TSINGSHAN apporte la technologie, assure la construction de l’usine, assume son financement ainsi que les garanties qui lui sont liés ; en échange de quoi il percevra 57% des résultats de la production contre 43% pour ERAMET. Si on fait abstraction de ce qui revient à chacun dans l’opération, on voit bien que l’association permet au groupe ERAMET de récupérer une partie de la richesse générée par la transformation de la ressource qu’il fournit. On pourra seulement se demander ce qu’il y a de plus avantageux au plan financier : de toucher 47° ou 51% de cette richesse ?
Les mineurs et les industriels calédoniens n’auraient-ils donc aucun avantage à tirer de la
conjoncture actuelle de forte demande en minerai ? L’usine australienne de QPM (Queensland Pacifique Metal), qui entrera en production d’ici peu, n’a depuis le ban indonésien plus d’autre alternative que de se fournir en minerai en Nouvelle-Calédonie. Aujourd’hui, seulement 3% des bénéfices issus de la transformation sont prévus pour les fournisseurs de minerai. 3% contre les 47 % de l’association ERAMET-TSINGSHAN et 51 % du partenariat SMSP-GLENCORE et SMSP-POSCO : c’est sûr qu’il y a là matière, mais il n’est pas certain que cela se fasse au détriment de la doctrine nickel décriée par Emmanuel MACRON !
Autre contradiction de taille. On a entendu le Président de la République Française avertir du danger que représente la Chine, notamment au plan développement économique. Or, le Président le sait très bien, la majeure partie des exportations du minerai brut calédonien se fait en direction de ce pays, devenu un géant économique et industriel incontournable, y compris pour l’Europe.
Une Europe qui n’a pas aujourd’hui les moyens et qui doit acheter en Chine les cellules de
batterie dont son industrie a besoin. La nécessité est telle que le groupe chinois CATL vient même d’inaugurer sa première usine de cellules de batteries sur le sol européen, dans la région de la Thuringe, en Allemagne.
Encore et toujours des contradictions. Peut-on sérieusement prétendre promouvoir une industrie minière responsable et durable tout en sachant que la mine, avec ses seules exportations, ne dégagera jamais assez de recettes pour réparer les dégâts occasionnés par son activité ? Sur ce point, les conséquences du boom des exportations des années 70 ne devraient-elles nous servir de leçon ? 22 000 hectares, voire plus, de friches, de ravines et de terrains mis à nue et laissés sans restauration aucune, des villages miniers abandonnés, une absence totale de responsabilité de la part des acteurs industriels comme des pouvoirs publics face aux détériorations de l’environnement, etc. Est-ce encore un modèle à promouvoir ?
La solution : un retour vers la bonne vieille doctrine coloniale ?
En fait, face à toutes ses omissions contradictions, on peut et on doit s’interroger sur les arrière- pensées de l’Etat. Quelle place entend-il réellement accorder à la Nouvelle-Calédonie dans l’économie à venir, lorsqu’on sait que pour répondre aux besoins actuels de l’Union Européenne en nickel, les exportations se font à ce jour vers la Chine et le Japon et que rien, mais vraiment rien, n’est prévu pour qu’il en aille autrement ?
Ceux qui, dans les semaines et les mois à venir, vont avoir à discuter de l’avenir de l’industrie et de l’économie locales du nickel fermerons-ils les yeux sur toutes ces omissions et contradictions contenues dans discours du Président de la République et le rapport de son administration ? On veut espérer que non.
Convenues ou inconsidérées, ces omissions et contradictions apparaissent révélatrices d’un projet politique et économique qui nous ramènent à la vieille antienne du colonialisme. Aux colonies l’exportation des matières premières sans retour financier et technologique, aux métropoles les profits résultants de leur transformation !
Faut-il rappeler que c’est justement pour mettre fin à cette vieille doctrine coloniale que les partis indépendantistes ont souhaité dans les années 80-90 construire une usine métallurgique dans le nord du pays, puis élaboré ce que nous appelons aujourd’hui la doctrine nickel.
Il s’agissait de sortir le Pays de la logique de prédation qu’on lui imposait, sans réel bénéfice pour sa population.
Il s’agissait de permettre au Pays de récupérer une partie de la richesse produite grâce à la
transformation de ses ressources.
Il s’agissait de commencer à rééquilibrer les échanges entre le Pays et les nations les plus riches.
Si on tient compte de la durée écoulée entre la conception de la doctrine et son déploiement, soit un peu plus d’une vingtaine d’années, on peut mesurer l’ampleur de l’engagement. Le pari de la doctrine nickel n’est pas resté une belle utopie. Au contraire, des partenaires industriels de rang mondial en ont saisi tout le réalisme et l’intelligence en acceptant d’avancer les financements colossaux requis par la construction des usines aussi bien dans le Pays qu’au-dehors ; en acceptant également une gouvernance plus équilibrée, donc plus juste entre les détenteurs de la ressource et l’industriel qui finance le projet et une paix sociale.
Il faut reconnaître que la doctrine a fait ses preuves. Les associations négociées par la SMSP durent maintenant depuis plus de quinze années et durant toute cette période elles ont su résister aux crises de la filière sans que leurs fondements aient été renégociés ou remis en cause.
Doctrine coloniale ou doctrine nickel, il faut choisir
Sans doute, est-il aujourd’hui nécessaire de faire évoluer la doctrine nickel et pour ce faire de tenir compte des nouvelles contraintes économiques à l’œuvre dans le monde ? Mais cela ne saurait passer par une régression, un retour à la doctrine coloniale.
Acteurs industriels, économiques et politiques doivent au contraire avoir l’obligation, où ils sont, d’unir leurs efforts pour inventer de nouvelles formes de partenariat. Ils doivent apprendre à conjuguer leurs efforts pour développer des réponses inédites aux enjeux du présent, profiter de la conjoncture pour se doter des équipements qui leur font encore défaut, inventer des synergies entre tous… Y compris avec la France, si celle-ci se résout enfin à tenir la Nouvelle-Calédonie comme un partenaire à égalité de droits plutôt que comme une possession qu’elle peut unilatéralement soumettre à ses besoins ou à ses désirs.
Cercle du Croissant 4 septembre 2023
Crédit photo Présence Kanak












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