Le respect et l’humilité selon Emmanuel Macron

Il y a quelques semaines, sans trop y croire, nous nous demandions si Emmanuel Macron était anticolonialiste. Le mérite de son récent discours sur la Place des Cocotiers est d’apporter une réponse claire, précise et définitive à cette question : le huitième président de la 5ème République française n’est pas anticolonialiste. Dont acte !

Demeurent néanmoins quelques autres interrogations sur la politique de recolonisation qu’entend à l’avenir mener le président puisqu’il nous faut bien appeler un chat un chat. Interrogations faites d’une très grande perplexité, car si le président Macron affirme essayer de dire ce qu’il va faire et faire toujours ce qu’il a dit, il n’est pas certain que l’orientation qu’il entend impulser pour l’avenir corresponde vraiment à « ce que les signataires [des Accords de Matignon-Oudinot et de l’Accord de Nouméa] avaient décidé », à ce sur quoi ses prédécesseurs « s’étaient engagés », à « ce que les Accords avaient prévu ».

II fragilise le consensus

Tout d’abord, rappelons-le, si le président de la République a « modestement » fait ce qu’il avait dit « il y a 5 ans », il est évident que contrairement à ses allégations nous ne l’avons pas fait « ensemble ». Son ministre des Outremers, puis son ministre de l’Intérieur ont au contraire fait tout ce qu’il fallait pour fragiliser le consensus chèrement acquis de l’Accord de Nouméa – et pour que se rouvrent de vieilles blessures en voie de cicatrisation depuis plus de trente ans. On peut se demander maintenant quand et comment elles se refermeront.

Le deuil n’a pas été respecté

Les indépendantistes ne reconnaissent pas les résultats de la 3ème et ultime consultation référendaire. On voit mal ce qui pourrait les faire changer d’avis. L’Accord de Nouméa, plus encore que les Accords de Matignon-Oudinot, reposait sur un consensus. Ce consensus a été brisé. Il y a eu discorde sur la méthode et sur les résultats. La majorité du peuple kanak a vécu comme un outrage le peu de cas que l’on a fait de son deuil lors de la crise Covid. Et voilà maintenant que, pour une partie aux mains du mouvement indépendantiste, une nouvelle discorde s’installe sur les suites à donner à l’Accord de Nouméa. Cet accord était un contrat moral et politique de décolonisation. Qui peut imaginer un seul instant que ce contrat reste aujourd’hui sans suite ?

II y a un contentieux avec la République française, pas avec les non-Kanaks

Au président de la République française et à tous ceux qui déplorent aujourd’hui le refus insistant de l’Union Calédonienne d’entrer dans des négociations trilatérales, faut-il réellement rappeler que le contentieux colonial n’oppose pas dans ce pays les Kanak aux Non-Kanak ?

Pour le mouvement indépendantiste, la question de la relation des Kanak aux autres communautés du Pays a été politiquement tranchée il y a quelques années déjà, lors des négociations de Nainville-les-Roches. N’en déplaise au prétendu expert convoqué par NClère pour faire croire le contraire. Le contentieux est et a toujours été avec la République française et avec son président qui veut poursuivre une politique coloniale initiée sous le Second Empire et restaurée sans ménagement sous la 5ème République au nom de savants intérêts stratégiques.

Mais comment exercer son droit à  l’autodétermination?

Pour le mouvement indépendantiste, la principale préoccupation n’est pas de décider comment construire l’avenir du peuple kanak dans la France, mais de déterminer comment et par quels moyens arriver enfin à en sortir.

Le problème est de savoir comment exercer enfin ce droit inaliénable à l’autodétermination qui lui a été internationalement reconnu. En 1998, on pouvait espérer qu’une partie des Non-Kanak aiderait à construire une solution. En 2023, il est clair que c’était une illusion. Si certains ont voté pour l’indépendance, leur nombre était largement insuffisant. Comment aurait-il pu en être autrement à partir du moment où depuis 1988, les gouvernements français successifs ne se sont pas inscrits dans cette perspective ? Bien sûr, on peut penser que la politique de la chaise vide de l’Union Calédonienne n’est pas la meilleure, mais comment ne pas la comprendre quand on considère le rapport des forces en présence ?

Ce n’est pas de l’humilité, c’est de l’arrogance

Dans son discours, le président de la République peut bien témoigner de son respect et de son humilité face aux Calédoniens, il est difficile aux Kanak de ne pas entendre la perpétuelle arrogance du colonisateur qui, une fois encore, s’arroge unilatéralement un insupportable droit de tutelle sur leur devenir. Le ton employé permet d’ailleurs de ne pas se méprendre sur les intentions. Dans ce discours, Emmanuel Macron est venu dire aux Calédoniens 3 « choses » et leur proposer 2 « chemins » et il l’a fait avec le style paternaliste et la brutalité qui lui sont habituels.

Le peuple kanak est la seule communauté colonisée

La première des « choses » dites est que la parole donnée en 1998 a été respectée, que les 3 consultations référendaires « ont été organisées dans le respect des règles démocratiques et sous le regard d’observateurs de l’Organisation des Nations Unies » et donc que « la Nouvelle-Calédonie est française, parce qu’elle a choisi de rester française. »

Mais qu’est-ce que la Nouvelle-Calédonie sans les Kanak ? Qu’est-ce qu’un choix auquel n’adhère pas le peuple kanak, seule communauté colonisée du Pays et, à ce titre, seul ayant droit historique à la décolonisation ?

Le discours contradictoire d’Emmanuel Macron

Le président de la République a beau dire aux non-indépendantistes que les 3 referendums n’ont pas tout réglé, que des « problèmes », des « fractures », des « frustrations », des « tensions » demeurent qu’il va falloir surmonter, que les acquis de l’Accord de Nouméa – « le principe et le droit à l’autodétermination, les institutions locales et la citoyenneté » – seront respectés, la suite de son discours ne laisse pas de contredire ces déclarations.

Le président de la République veut au plus vite – même s’il n’entend « presser personne – un dégel du corps électoral pour les provinciales de 2024 dont on sait qu’il aura pour première conséquence, dans le cadre institutionnel actuel, de reporter la perspective d’un nouveau referendum d’autodétermination à l’horizon de 2 ou 3 générations. Un dégel qui aura aussi pour autre conséquence, plus immédiate, de vider de sa substance une citoyenneté calédonienne qui, il est vrai, aux yeux du président français, engendre des relégations et des frustrations, notamment en limitant l’accès local à  l’emploi.

Le corps électoral à l’origine des Évènements

Emmanuel Macron aurait-il, par hasard, oublié que c’est justement la question du corps électoral qui fut à l’origine des « Évènements » des annèes1984 et 1988, et cela parce qu’il marginalisait les Kanak, les transformait en ethnie minoritaire, en travailleurs immigrés dans leur propre Pays ? Mais peut-être le président de la République française juge-t-il plus conforme à la démocratie un peuple colonisé marginalisé chez lui que des citoyens français exclus du vote dans ce qui demeure, qu’on le veuille ou non, une des dernières colonies du monde ?

Bien sûr, Emmanuel Macron rappelle dans son discours que les Kanak ne sont pas seuls à vivre dans l’archipel. II y a d’autres communautés et il y a eu d’autres souffrances historiques – celles des bagnards, des Maghrébins, des Asiatiques, et « de tant et tant d’autres […] dans ce qui fut une colonie de peuplement ».

Mais, on l’a dit, il y a belle lurette que les Kanak ont reconnu à ces autres communautés le droit de partager avec eux ce Pays et son avenir. La question est seulement de savoir si ce droit, indissociable de la colonisation, confère à ces communautés un autre droit, exorbitant celui-là, de donner au peuple kanak son propre droit à l’autodétermination confisqué depuis plus d’un siècle et demi par la France ?

La soumission empêche le destin commun

Le droit des autres communautés du Pays peut-il légitimement reposer sur ce qui est vécu comme une injustice par le peuple premier, le peuple colonisé du Pays ?

L’Etat français et les Calédoniens pensent-ils sérieusement pouvoir édifier une communauté de destin sur le maintien d’un lien de soumission des Kanak à la France ? Poser la question n’est-ce pas déjà y répondre ?

Bien sûr, nous dit encore Emmanuel Macron « il y a aussi ce que la République a apporté à la Nouvelle-Calédonie », ce territoire que « nous avons bâti, construit ensemble ». Mais à quel prix ? Et au terme de combien de combats politiques ? Les Kanak sont nombreux à penser que le territoire s’est plus souvent construit contre eux qu’avec eux. Et ils sont aujourd’hui tout aussi nombreux à avoir le sentiment que c’est à nouveau une volonté du gouvernement français comme de beaucoup de Calédoniens. Et même si ce n’était pas le cas, une fois encore : en quoi cela donnerait-il le droit à l’Etat d’exiger du peuple premier du Pays qu’il continue à se soumettre à son autorité ? Et là encore, poser la question n’est­ce pas y répondre ?

Légitimité : l’hôpital qui se moque de la charité

Oui, bien sûr, le président de la République pense autrement et veut nous en convaincre. Toujours avec respect et humilité. L’erreur, selon lui, c’est de penser qu’on puisse « corriger la possession, la colonisation par l’indépendance », il ne croit pas « que ce soit si vrai. » Ce n’est pas faux, il le reconnaît, ce n’est seulement pas « si vrai », car « on ne corrige rien, le passé est là ». II faut inventer d’autres « chemins ». Mais avant d’en étudier la pertinence et l’aveuglante nouveauté, relevons que si le président Macron n’entend pas remettre en cause « le principe et le droit à l’autodétermination », il entend bien dire aux colonisés ce que décoloniser veut vraiment dire.

Aux colonisés et à leurs dirigeants en premier lieu qu’il accuse de ne savoir « plus trop où est leur base ». Pour un président réélu avec un peu plus de 20 % des suffrages exprimés au 1er tour dans une France gangrenée par l’abstention et qui ne dispose pas de majorité à l’Assemblée nationale, il faut reconnaître que la leçon ne manque pas de sel. Surtout quand on mesure l’importance du vote indépendantiste dans le monde kanak.

Le chemin du pardon existe déjà… dans les accords

Passons maintenant rapidement sur les deux autres « choses » dites par le président de la République française.

La 2ème est que « par le respect, par l’esprit des accords de Nouméa, constitutionnalisé, nous avons bâti la paix ». Personne ne le contestera.

La 3ème est à considérer de plus près. Il s’agit de « construire l’avenir, le jour d’après, par un projet ambitieux, profond, uni ». La perplexité dans laquelle on se trouve après avoir pris connaissance de la 1ère « chose » n’incite pas à la totale confiance, mais ce n’est pas une raison pour ne pas considérer avec attention les « deux chemins » qu’Emmanuel Macron se propose de « tresser » pour « sortir du face-à-face, du bloc à bloc ». Ces chemins qui « seuls permettront l’unité, la réconciliation, le chemin d’avenir pour la Nouvelle-Calédonie dans la République et dans le Pacifique ». Le chemin du pardon et le chemin de l’ambition commune et de l’avenir.

Le chemin du pardon, pourquoi pas ? Mais n’était-il pas déjà contenu dans les précédents accords politiques ?

Un pardon pour une faute future…

Et pardon de qui vis-à-vis de qui ? Le président de la République évoque deux pistes. Celle d’un périple qui consisterait à reprendre l’acte de possession – mutilé, notons-le dans la version remise il y a cinq ans, à laquelle il manque les signatures de nombreux chefs kanak – puis à lui faire refaire « le chemin initial de la possession et du moment de la colonisation, de ces différentes batailles, de ces moments difficiles, en partant peut-être du bon endroit », autrement dit de Balade.

On ne sait si c’est vraiment là un conseil donné au président de la République, mais il faut reconnaître qu’il est pour le moins saugrenu. On ne discutera pas de sa douteuse faisabilité, ce n’est pas le sujet. On dira seulement qu’en règle générale on demande pardon lorsque la faute commise est passée et/ou qu’on entend la réparer. Dans le cas présent, il semble qu’on imagine de demander pardon pour « la possession et la colonisation » sans y mettre fin, pire en prétendant les maintenir encore pour plusieurs années.

Pas de destin commun sans vraie décolonisation

Les chefferies kanak diront ce qu’elles en pensent si la chose se fait, mais on peut légitimement douter du résultat. Reconnaissons en effet que c’est la une très curieuse façon de « regarder en face cette histoire, ce début et ce passé qui ne veut pas passer ». Même analyse ou presque pour « l’initiative portée par le Comité mémoire, histoire, vérité, réconciliation et qui se propose de réunir tous ceux qui souhaitent recueillir la parole et les témoignages de ceux qui ont vécu les évènements, de collecter les mémoires et de permettre l’apaisement et de permettre aussi de consolider la sédimentation » de « l’histoire commune ». Les accords politiques de Matignon-Oudinot et de Nouméa n’impliquaient-ils pas déjà une forme de pardon assumé collectivement ? Et s’il faut aller plus loin comment y arriver si ceux qui se sont affrontés hier continuent de le faire aujourd’hui, même si c’est sous une autre forme plus policée et apaisée ?

Une recolonisation qui ne dit pas son nom

Et comment construire un projet d’avenir si la lancinante question de la décolonisation n’est pas définitivement réglée, si l’Etat prétend maintenir sa tutelle, voire la renforcer, si un grand nombre de Calédoniens non-kanak persiste à considérer démocratique un statut construit non pas sur un contrat social équitable, mais sur la pérennité du fait colonial ? Car c’est bien d’une relance de la colonisation qu’il s’agit dans toutes les propositions énoncées dans « le chemin de l’ambition commune et de l’avenir ».

Le président de la République veut une production de nickel qui soit plus que jamais arrimée à l’industrie française. Jetée aux poubelles la « doctrine nickel » qui a pour finalité de conférer une plus grande autonomie économique au Pays, de lui permettre de négocier ses propres interdépendances technologiques, industrielles et commerciales, de maitriser une partie de la transformation de ses ressources pour de meilleurs rapports financiers.

Hors de la France, point de salut

Le président appelle la Nouvelle-Calédonie à mettre ses ressources au service de la France et de l’Europe, de leur grandeur et de leur indépendance. C’est l’avenir, certifie-t­ il, et d’ailleurs la France vient ici en sauveur. Les usines locales, nous dit Emmanuel Macron, sont déficitaires, ne disposent pas des moyens financiers et en énergie nécessaires à leur propre développement. Seul l’Etat les a et peut les leur prodiguer à condition de centrer désormais l’industrie locale sur la seule extraction et les exportations de minerai jugées utiles à l’industrie française et européenne, via sa transformation en dehors du Pays. D’ailleurs, des rapports sont déjà publiés et d’autres viendront – n’en doutons pas – rédigés par des experts reconnus, des services de l’Etat ou des Officines spécialisées, tous mandatés par le gouvernement français et qui, tous, montrent et montreront que la situation est critique et que rien de durable et d’économiquement viable ne peut se faire hors de l’orbite française. Hors de la France, point de salut.

Et encore des contradictions…

Faut-il avoir un esprit chagrin pour considérer qu’il s’agit là d’un retour à la bonne vieille logique coloniale qui veut que les terres tropicales exportent leurs matières premières et que les métropoles empochent les bénéfices de leurs transformations. Mais le président de la République n’est pas à une contradiction près – elles sont légions dans son discours. D’un côté déclarer que l’industrialisation de la Nouvelle-Calédonie est indispensable, de l’autre préconiser une exportation massive de minerai, sans aucun retour pour le pays, sans bénéfices lies à sa transformation, voilà une logique économique des plus singulières.

Par ailleurs, ne serait-ce pas faire preuve du même mauvais esprit que de voir dans le déploiement de l’Axe Indopacifique tel que l’envisage Emmanuel Macron une nouvelle version de l’ancienne politique de la canonnière qui voulait que chaque nation européenne cultive son pré carré hors de ses frontières ? La colonisation et la stabilité ou l’indépendance et le chaos, voire l’esclavage. Oui, décidément, le discours du chef de l’Etat est d’une incroyable modernité !

DANS la France, pas AVEC la France

Maintenant que dire des autres pistes de réflexions dessinées par le président de la République. Que penser de sa proposition de réforme de l’économie locale, de l’idée d’une relance de l’agriculture locale et des promesses faites d’investir dans la recherche agroalimentaire ? Que ce soient là des nécessités n’est pas discutable. Tout comme ne sont pas discutables plusieurs des suggestions esquissées par le président de la République : combat contre les inégalités, droits des femmes, soutien à la jeunesse, place des handicapés … Mais ces pistes doivent-elles obligatoirement être explorées dans la France, plutôt qu’avec la France ?

Condamné à la dépendance ?

Dans un pays regardé comme un partenaire et non plus comme une colonie, les jeunes et les moins jeunes seraient-ils toujours aussi tentés par l’idée de partir ? N’est-ce pas plutôt le statu quo, la stagnation coloniale qui les désespère ? Dans un pays vu comme un partenaire et non plus comme une colonie, les tensions géopolitiques s’accroîtraient­-elles nécessairement ? Réduiraient-elles obligatoirement le champ des possibles ? Ou au contraire les augmenteraient-elles ? Faut-il se résoudre à la dépendance pour être à même d’affronter le changement climatique, de lui trouver des réponses ?

Le partenariat et la coopération entre pays libres, la solidarité entre pays frères ayant une part d’histoire commune ne peut-il y suffire ? Le seul choix qui s’offre est-il entre une bonne et une mauvaise colonisation ? Est-ce là le seul choix que peut proposer la patrie des Droits de !’Homme aux peuples qu’elle a colonisés jadis ?

Mauvais élève de la décolonisation

Le « devoir d’agir pour les nouvelles générations, pour notre jeunesse », n’offre-t-il pour seul choix au peuple colonisé et aux autres communautés de ce pays que de se démettre ou de se soumettre ?

En vérité, on le voit, ce n’est pas de sortir « de nos positions acquises, de nos automatismes » que nous propose le discours d’Emmanuel Macron, c’est de nous cantonner dans les « positions acquises », et les « automatismes » d’une République qui, au 21ème siècle n’a décidément toujours pas appris à décoloniser. C’est cela « le projet d’avenir » que le président de la République française est venu nous proposer et rien d’autre. Avec tout son respect et toute son humilité bien sûr. Comment en douter ?

Cercle du Croissant 28 août 2023

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