Des bilans, nous dit-on…

A l’occasion de son dernier passage, Gérald Darmanin a remis deux documents aux politiques du pays qui sont aujourd’hui accessibles à l’ensemble de la population calédonienne, à condition de disposer d’une connexion internet : un « bilan » de l’Accord de Nouméa et un « Audit de la décolonisation de la Nouvelle-Calédonie ». Il faut les lire.

Non que ce soient là des documents bien passionnants et riches en enseignements – c’est tout le contraire, on n’y trouve rien qu’on ne sache déjà si l’on s’informe – mais parce que, de par leur caractère purement administratif et comptable, ils permettent de prendre pleinement conscience de tout ce que la situation actuelle de la Nouvelle-Calédonie peut avoir de dramatique, de mesurer le fossé qui, en un peu plus de vingt ans, s’est progressivement creusé entre les promesses et espérances du départ et le cynisme et le dérisoire des discours à l’arrivée.

Car, ces deux bilans, les Calédoniens pouvaient légitimement attendre que les élus politiques de tout bord les dressent ensemble et en prenant attache de la population.

L’occasion aurait pu être belle. Il n’en a rien été. Il est vrai que le passage en force de la troisième consultation référendaire, qui a contribué à exacerber les antagonismes, ne laissait guère d’illusion. Et c’est à un prestigieux cabinet de conseil européen, Roland Berger, spécialisé en management et stratégie internationale qu’il est revenu de nous dire ce qu’il en est réellement de la réalisation de nos promesses et de nos espérances. Celui-ci a consulté tout ce qu’il jugeait statutairement digne de se prononcer sur la question.

Des interlocuteurs judicieusement choisis

Furent consultés pour le bilan de l’Accord de Nouméa : les représentants de l’Etat – Ministère de l’Intérieur et des Outre-mer, Haut-Commissariat de la République en Nouvelle-Calédonie -, les élus politiques et des représentants des principales institutions du pays, mais pas le peuple, la société civile ou les citoyens.

Des acteurs étatiques de l’enseignement public, de l’économie et des finances calédoniennes ou encore des bailleurs sociaux, mais pas les enseignants, les entrepreneurs, les syndicats, les travailleurs, les associations, les étudiants.

Un procureur, le président du Sénat coutumier, et trois dirigeants d’établissements publics, mais pas les justiciables, les usagers ou les représentants des différentes communautés du Pays.

Un professeur de droit anticolonialiste, mais heureusement compensé par la consultation d’une juriste au service de l’Etat et d’un « Historien, politiste et observateur de la vie politique » (sic) localement réputé et dont tout un chacun connaît la rigueur intellectuelle.

Par ailleurs Roland Berger a lu quelques documents administratifs – une dizaine – mais quasiment pas les écrits de ces économistes, historiens, sociologues, ou ethnologues qui, localement, depuis la France ou l’étranger, ne cessent depuis trente ans de scruter l’évolution du Pays.

Pour « l’audit de la décolonisation », la liste des interlocuteurs a été quelque peu élargie, mais sans en modifier la nature. L’expert y a ajouté les députés, des agents de l’Etat des représentants des Eglises catholique et protestante, trois associations… Et, cerise sur le gâteau, les rédacteurs de l’Audit se sont assuré les services de Dominique BUSSEREAU en tant que représentant qualifié, lui qui alors qu’il était ministre apportait son soutien à la tendance très coloniale du Rassemblement. Sans doute en gage d’impartialité ? Mais toujours pas le peuple, la société civile, les citoyens. Sans doute parce qu’ils n’ont rien à dire sur la réalité de la décolonisation ou de la construction de la communauté de destin promises par l’Accord de Nouméa.

Le bilan de l’Accord de Nouméa

Rien de surprenant dès lors que le bilan de l’Accord soit ramené aux dimensions d’une « liste de courses ». Le tableau est strictement « institutionnel, administratif et financier », réduit pour l’essentiel à un inventaire rétrospectif des différentes mesures contenues dans l’Accord et la Loi organique, avec la confirmation attendue qu’elles ont bien été mises en œuvre.

Il y a bien un pointage de quelques problèmes et déséquilibres rémanents : l’échec persistant à réduire les inégalités sociales entre les individus, la lente désintégration économique qui a amené quelques 45 à 50 000 personnes sous le seuil de pauvreté, la soutenabilité des politiques locales de santé, l’inadéquation entre l’offre et la demande en matière de logements, un rééquilibrage géographique portant sur l’accès au baccalauréat plutôt qu’aux études supérieures… Mais le document conclut plutôt à un satisfecit général.

Des chiffres, des tableaux, des schémas sont fournis qui permettent de relativiser le diagnostic à qui sait les lire et les croiser avec d’autres publiés ailleurs et au final tout cela pourrait paraître honnête et objectif. On s’étonnera cependant de quelques oublis majeurs – l’enterrement de première classe du « schéma d’aménagement et de développement » (NC 2025) et du grand débat sur l’école. C’était là des leviers essentiels à la construction de la communauté calédonienne et leur effacement a pesé bien lourd sur l’évolution du pays. Et bien sûr, le bilan laisse échapper l’essentiel en ne disant rien des raisons qui expliquent la persistance des problèmes, déséquilibres et inégalités constatées du bout des lèvres. Pas question dans ces pages d’un véritable bilan politique, social, économique sur les un peu plus de vingt années qui viennent de s’écouler, sur la réalité de décolonisation du pays et la création de la communauté de destin qui donnaient sens aux mesures de rééquilibrage de l’Accord. Ce n’était certainement pas la commande.

On dit le directeur du cabinet « Roland BERGER » proche du Président de la République. Une analyse de fond aurait pourtant révélé l’origine des « râtés » du processus d’émancipation, le fait que si de nombreuses compétences ont été transférées à la NC, leur exercice a été paralysé par le sempiternel débat sur l’indépendance ou est resté englué dans le cadre d’une politique de dépendance savamment menée par les « Loyalistes » aux principales manettes depuis 30 ans, avec le concours de plus en plus avéré de l’Etat.

Le débat sur l’émancipation, pourtant prévu par l’Accord de Nouméa n’a pas eu lieu. Et, dans certains passages du bilan, c’est tout juste si l’Accord lui-même n’est pas présenté comme la source des clivages persistants, d’où certaines préconisations de « sortie » suggérant à voix basse le retour à une politique de peuplement qui ne dirait pas son nom.

Non, ce bilan n’est en rien une analyse éclairant la situation actuelle de la Nouvelle-Calédonie, c’est un bon de livraison que l’Etat s’adresse à lui-même pour sa plus grande gloire.

L’Audit sur la décolonisation

Réclamé par certains responsables de l’Union Calédonienne, l’Audit sur la décolonisation est de la même mouture. Comme dans le « Bilan de l’Accord », le rapport n’est guère plus qu’un memento des différentes attentes et options de l’ONU en matière de décolonisation et des différentes mesures prises par l’Etat français pour y satisfaire. Avec là aussi comme dans le bilan, un satisfecit général en conclusion.

Pourtant la démarche suivie – abstraite et très formelle – est doublement surprenante :

  • par son objet et sa forme, un tel audit semble relever non des compétences de la puissance coloniale, mais du comité de décolonisation de l’ONU à qui il revient de dire si effectivement ou non la France a répondu aux règles édictées par l’ONU. De ce point de vue l’audit paraît plutôt être un document de propagande, dans la même veine que le document à charge sur les conséquences du vote du OUI ou du NON, concocté hier sous la responsabilité de Sébastien LECORNU. Et sans doute est-il promis au même oubli de l’Histoire.
  • par son contenu hors sol. L’Accord de Nouméa était et est encore, sauf démonstration du contraire, un accord politique et il appartient à ses signataires et aux communautés humaines qu’ils ont engagées de dire si le contrat a été rempli ou non. Au peuple colonisé de dire si décolonisation il y a eue et jusqu’à quel point ?

A tous les citoyens du Pays de juger de la réduction effective, vécue des déséquilibres et des inégalités qui le traversent et d’attester de la formation d’une authentique communauté calédonienne de destin. Au terme du processus, les questions ne manquent pas : l’Etat n’a-t-il pas contrevenu à la logique contractuelle, consensuelle de l’Accord de Nouméa, en maintenant la date du troisième referendum et en validant une consultation majoritairement boycottée par le peuple colonisé ?

L’Etat ne contrevient-il pas plus encore à l’esprit de cet Accord en entendant y mettre fin non par un débat sur la poursuite sous d’autres formes du processus de décolonisation, mais par un dégel électoral pour les prochaines Provinciales qui aura pour conséquence de remettre à deux ou trois générations un nouveau et hypothétique referendum d’autodétermination et de relancer la colonisation de peuplement au nom des principes de la démocratie (sic).

Plus que de démocratie, ne s’agit-il pas plutôt pour l’Etat de mener à bien son projet d’axe Indo- Pacifique ? On pourrait presqu’en rire si l’Audit sur la décolonisation ne témoignait de l’affligeante cécité d’une partie des leaders « indépendantistes » qui ont à ce point oublié le sens des mots « indépendance » et « autodétermination » qu’ils ont demandé à l’Etat français d’établir lui-même le bilan de la décolonisation du Pays. Et également si cet audit ne témoignait de la mort annoncée de « l’utopie calédonienne », d’une société débarrassée du contentieux colonial et réconciliée avec elle-même et son passé. Si le corps électoral est effectivement dégelé, le peuple kanak ne disparaîtra pas. Il n’est pas sûr qu’il en aille de même pour des calédoniens submergés par une nouvelle vague de colonisation de peuplement. La rupture consommée, la « communauté de destin » risque de n’être plus qu’illusion et le peuple kanak n’aura plus d’autre choix que de revendiquer seul son droit inaliénable à l’indépendance.

Cercle du Croissant 19/07/2023

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