Le silence constitue une forme de langage à part entière dans la relation entre soignant et soigné. C’est ce que démontrent une médecin généraliste, le Dr Graziella Poanoui, et une anthropologue, Claire Harpet via l’exemple polynésien.
Qu’est-ce qui reste sous silence dans la relation entre le soignant et le soigné ? Que disent ces silences de cette relation de soin ? Élément d’interpellation, de vigilance et de compréhension pour le soignant, le silence doit être traité comme objet de recherche pour améliorer les pratiques. C’est ce que démontrent une jeune médecin généraliste, le Dr Graziella Poanoui, actuellement en exercice en Nouvelle-Calédonie, et Claire Harpet, anthropologue du soin à l’université Lyon 3 (Rhône).
Une forme de langage à part entière
Au travers de leur ouvrage (Travail du soin, soin du travail), elles souhaitent montrer, en s’appuyant sur l’exemple de la relation entre soignant et soigné en Polynésie française, que l’absence de verbalisation, le manque voire le refus de mots, constituent une forme de langage à part entière, le plus souvent non entendu et engendrant un repli culturel, « de part et d’autre de la ligne de soin », c’est-à-dire tant du côté du soignant que de celui du soigné.
Le projet s’est profilé tandis que Graziella Poanoui préparait sa thèse consacrée à la médecine intégrative.
« Étant originaire de Nouvelle-Calédonie, et alors interne à Tahiti, je me suis intéressée à la rencontre entre médecine traditionnelle et médecine hospitalière », se remémore la généraliste.
D’une rencontre avec Claire Harpet est née l’idée d’intégrer à ce projet une analyse anthropologique. Ce travail repose sur une unité de lieu, les îles de Polynésie française ; une unité de temps ; et enfin une unité d’action, celle de l’annonce d’un cancer. Il s’appuie en outre sur des entretiens menés par le médecin.
Le silence « parle » de la relation entre soignant et soigné
Pourquoi traiter le silence comme un objet d’étude et pourquoi spécifiquement en Polynésie ?
Il ne s’agit pas simplement d’une opportunité.
« Dans notre culture, le silence n’est pas du tout considéré comme un critère de communication, nous sommes, en métropole, dans une « culture du plein », le vide est redouté. Nous sommes plutôt dans une culture du dialogue », décrit Claire Harpet.
Or la culture polynésienne aborde le silence d’une manière tout autre.
« Dans cette culture, le silence est quasi ancestral, c’est une marque de respect et/ou d’écoute », poursuit l’anthropologue.
Lorsque les deux cultures se rencontrent en consultation, le sous-entendu laisse parfois la place aux malentendus.
« Ces silences parlent pourtant précisément de la relation », souligne Claire Harpet.
Une relation, des silences
Les auteurs utilisent le pluriel pour parler non pas du silence mais des silences.
« Les silences qui selon le contexte, le degré d’aisance, de bien-être ou inversement d’inquiétude, de mécontentement, n’ont pas la même signification et ne se vivent pas de la même façon. […] Toutes ces formes de silences qui souvent passent inaperçus, qui ne sont pas perceptibles dans nos espaces hyperconnectés […] deviennent des malentendus », écrivent-elles.
Ainsi, en Polynésie, il n’existe pas de mot pour dire « oui » mais l’accord est donné d’un mouvement de sourcil. La douleur se traduit aussi par des signes et gestuels du corps, rarement par des mots. Une gestuelle qui n’est pas toujours perçue par le professionnel de santé, ce qui rompt alors la confiance des malades envers la biomédecine et le médecin lui-même.
Ce manque d’échange dans le soin, s’il est perçu par le patient comme un manque d’empathie, est facteur d’échec et de désemparement pour le professionnel de santé.
Les auteurs citent d’ailleurs un audit réalisé en 2012 au sein de l’unité d’oncologie de l’hôpital de Papeete. Il y est clairement apparu que les considérations biomédicales inscrites par les professionnels de santé n’étaient pas ou beaucoup moins opérantes auprès des malades et des familles polynésiennes.
« Dès lors, comment soigner et soulager lorsque la confiance dans les systèmes de soins hospitaliers n’est pas acquise ? Comment établir des contacts entre soignants et soignés alors que ces derniers adoptent le plus souvent une attitude silencieuse face à la douleur et à la maladie ? », interrogent-elles.
Il s’agit là d’une réelle problématique pour les professionnels de santé.
« Ce manque d’échange dans le soin, s’il est perçu par le patient comme un manque d’empathie, est facteur d’échec et de désemparement pour le professionnel », décrivent les auteurs, qui évoquent par suite un « silence de la résignation ».
« Quand je suis arrivée à Tahiti, j’ai dû m’imprégner de la culture. Mes origines ont été un atout pour gagner la confiance des patients et apprendre à connaître leur gestuelle », reconnaît Graziella Poanoui.
Un cas d’école ?
Si le terrain polynésien est emblématique, cette réalité n’est pas spécifique, puisqu’elle semble intrinsèque à la relation de soins. Des incompréhensions culturelles sont présentes partout sur le territoire. Elles sont accentuées d’ailleurs, souligne au passage Claire Harpet, par le fait que le patient vient désormais quasiment toujours en consultation, et non plus l’inverse.
« Lorsque le médecin va au domicile du patient, il est dans son univers, cela livre tout un tas d’informations importantes au diagnostic sur ce qui n’est pas dit », explique-t-elle.
Autre caractéristique du système de soins qui accentue cet écueil : la segmentation des tâches.
« Le fait que le médecin se concentre sur une seule pathologie, et non l’ensemble du corps, engendre des prises en charge multiples, ce qui a forcément un impact sur la relation avec le patient et le fait de comprendre ou non sa communication non verbale », complète Graziella Poanoui, qui insiste sur l’importance du médecin traitant pour nouer cette relation. Et puis il y a l’éternelle question du temps. Comprendre les silences nécessite d’avoir du temps pour s’y consacrer et leur laisser la place.
Dans le souci d’intégration de la médecine traditionnelle, il y a le souci d’intégration de la culture de l’autre, les façons de dire, d’exprimer la maladie et la douleur selon nos appartenances culturelles.
Écouter les silences et la culture
Ce travail de recherche souligne ainsi l’importance de travailler à la communication entre soignant et soigné. Au-delà même du silence dans le soin, il met la lumière sur la nécessité pour le professionnel de santé de s’intéresser, d’apprendre, la culture de ses patients. Sur ce point encore, les auteurs se réfèrent à l’expérience tahitienne et livrent ainsi des clés pour éviter les situations d’incompréhension.
« Dans le service de pneumologie de Papeete, des projets d’intégration ethno-médicaux ont été expérimentés. Ils ont eu pour finalité de rechercher des soins au plus près de la sensibilité et des modes d’échanges et d’attention auxquels les personnes en demande de soin se réfèrent », expliquent les deux chercheuses.
Un carnet culturel a ainsi été élaboré par un groupe de professionnels avec la participation des patients, ce qui a permis d’influencer les représentations locales dans les choix et le suivi thérapeutiques des patients et de leurs proches.
Si la clé de tout était finalement de placer le silence à l’écoute ?
« Dans le souci d’intégration de la médecine traditionnelle, il y a le souci d’intégration de la culture de l’autre, les façons de dire, d’exprimer la maladie et la douleur selon nos appartenances culturelles », développe Claire Harpet.
Elle suggère ainsi de valoriser le silence comme posture d’écoute et de rencontre. Il est ainsi question de ne plus considérer ce silence comme un vide « communicationnel » mais au contraire une part de communication où se joue aussi l’important. Le silence est bel et bien un moyen d’expression et de mise en lien qui participe de la reconnaissance de l’autre. Et finalement du geste clinique.
Sources :
Article rédigé par Madame Clémence Nayrac
Cadre avenir nc
https://chairevaleursdusoin.univ-lyon3.fr/
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